ARTICLES, CHRONIQUES INTERVIEW
et NOTES DE LECTURES
par PIERRE FEUGA


ARTICLES ET CHRONIQUES

NOTES DE LECTURE

 


A.N.C.
Appellations non contrôlées

Lorsque j’ai fait mes premiers pas dans le yoga, il y a une quarantaine d’années, la recherche d’un enseignant un peu sérieux, non charlatanesque relevait du parcours du combattant ou du jeu de l’Oie, avec ses puits, ses prisons, ses retours en arrière, etc. J’ai suivi par exemple pendant un certain temps des cours où, sous le nom ronflant de râja-yoga (« yoga royal », comme le Kir et le couscous du même nom), on tentait en fait de m’ingurgiter une indigeste bouillie théosophique issue des fourneaux de Madame Blavatsky et d’Alice Bailey. En apparence le paysage gaulois s’est assaini et les contrôleurs sont passés par là. Dans la France yogique d’aujourd’hui, tout baigne. Des fédérations bien structurées, des écoles bien organisées dispensatrices de « formations » et de « diplômes », des « lignées » reconnues et des séminaires ou stages à foison. Tout cela a un petit côté rassurant et propret. Notre génie national, dont la rationalité n’est plus à démontrer, a presque réussi à transformer la jungle hindoue en jardin à la Française, sans éviter pourtant d’âpres querelles de pouvoir entre les jardiniers (cet égotisme exacerbé ne fait-il pas aussi partie du génie national ?). Pourtant, que l’on pardonne mon scepticisme, je ne suis pas certain qu’il soit plus facile, pour une personne commençant aujourd’hui le yoga, de s’orienter correctement que ce l’était dans ces troubles et bouillonnantes années 60 où les rares aspirants, qui passaient d’ailleurs pour des dingues, se chuchotaient adresses et numéros de téléphone et se racontaient leurs cruelles déconvenues. Car de nos jours pas plus qu’hier il ne faut se fier aux appellations et aux titres. Sous des enseignes clinquantes, enluminées de mots sanskrits, on ne trouve trop souvent que du vent ou en tout cas des pratiques n’ayant rien à voir avec ce que l’on vous fait miroiter.
Prenons quelques exemples, en commençant par la forme de yoga la plus répandue en Occident : le hatha-yoga. Cette expression signifie « yoga de la force » et même de la « force violente », quoiqu’il s’agisse évidemment de force spirituelle, d’énergie canalisée en vue d’un éveil de la Conscience. C’est un yoga tantrique, extrêmement difficile et abrupt, et, si l’on en doutait, il suffirait de se référer aux textes de base, comme la Hatha-yoga-Pradîpikâ. Or, en fait de « force », un grand nombre de cours qui se présentent comme du hatha-yoga sont affligeants de mollesse et plus chargés en tamas qu’en rajas (quant à sattva, si l’on en a la notion, on l’assimile niaisement à une « pureté » hygiénique ou moralisante). Certes il existe des enseignements plus durs ou plus virils se réclamant aussi du hatha mais ils dépassent hélas rarement le plan anatomique, physiologique, musculaire. Même si le mot fait horreur, on ferait mieux de les ranger sous le nom de « gymnastique », « gymnastique indienne » si cela fait plaisir. Ces enseignements ont une amusante tendance à produire des professeurs et des élèves dont la souplesse physique contraste avec la rigidité intérieure. Liane sur béton.
En ce qui concerne le kundalinî-yoga, l’abus de langage est encore plus flagrant et frôle parfois l’escroquerie. Il faut un sacré culot ou une ignorance qui en devient touchante pour prétendre enseigner massivement et à grands sons de trompes un yoga qui a toujours passé en Inde pour le plus secret et le plus dangereux de tous. Si la kundalinî de ceux et celles qui frétillent et grenouillent dans ces milieux était réellement éveillée, ils cesseraient aussi sec d’enseigner, du moins de cette manière commerciale et racoleuse. Ils replieraient bien vite leurs chakras et remballeraient leur serpent au fond du panier.
Et cela nous amène au Tantra. Ah, le Tantra !… Puisque je passe (à tort) pour un « spécialiste » de la chose (moi qui exècre toute spécialisation), je vais y aller d’un conseil : si vous rencontrez un monsieur ou une dame qui propose de vous enseigner le Tantra, n’hésitez pas à le ou la pousser dans ses retranchements. Ne vous en laissez pas conter par ses récits fabuleux ni abuser par son coup du regard fixe. Ayez de l’audace (c’est la première qualité tantrique). Interrogez-l’initié de service ou la Shakti des beaux quartiers sur la littérature tantrique : vous vous apercevrez souvent qu’ils n’ont jamais lu un Tantra de leur vie, que leur connaissance du sujet est aussi floue, mais plus arrogante, que la vôtre. Et s’ils feignent de mépriser les textes au nom de la sacro-sainte expérience, alors demandez-leur du concret, percez leur écran de fumée. Si vous leur dites que le sexe ne vous intéresse pas, vous verrez vite qu’ils n’ont pas grand-chose d’autre à vous vendre : des mantras élimés, des rituels de bazar. Mais si vous leur dites que le sexe vous intéresse (bien sûr enrobez subtilement la chose, jouez-la finement), alors ne vous contentez pas des effleurements furtifs et des papouilles molles dans lesquels ils peuvent avoir acquis une certaine compétence. Exigez du vrai maithuna, du bel et bon érotisme initiatique et sacré et épicé comme là-bas. Ne vous dégonflez pas, ils se dégonfleront avant vous. Une grande peur rôde au royaume usurpé du désir.
On voit aussi maintenant fleurir, à l’aurore de ce siècle délicieux, de nouvelles appellations. Ainsi je lis « ashtânga-yoga ». Aussitôt – on ne se refait pas – je songe au yoga par excellence, au yoga de Patanjali. « Yoga à huit membres », à huit paliers. Ce n’est pas mon truc, peut-être, mais je respecte. Enfin il n’y aura pas que des postures puisque je crois savoir que, dans les Yoga-sûtra, la posture n’est qu’un des huit stades de progression cités et que d’ailleurs on n’en dit rien, sinon qu’elle doit être sthira-sukham, « stable et agréable », – ce qui, de toute évidence, se réfère aux seules positions assises, propices à la méditation, et non aux innombrables âsanas du hatha-yoga dont Patanjali se fiche éperdument. Je m’inscris donc à un cours d’ashtânga et qu’est ce qu’on m’y fait faire ? Pratiquement que des postures et sur un mode intensif, à l’américaine, façon sauve-qui-peut après le 11 septembre (non, j’exagère, ça c’est le Power Yoga, encore une appellation détournée, pauvre Evola avec son Yoga della potenza !)! C’est peut-être très bien si j’aime ça mais pourquoi parler d’une maison « à huit étages » si l’on n’en occupe qu’un seul ?
D’autres appellations, pour être moins frauduleuses, n’en contribuent pas moins à entretenir une certaine ambiguïté : ainsi « yoga de l’énergie » ou « yoga traditionnel ». Dans les deux cas je flaire d’abord le pléonasme. Tous les yogas tantriques (au sens cette fois véritable de ce mot) sont naturellement des yogas de l’énergie : hatha, kundalinî, laya et d’autres moins connus. Mais en France (et presque uniquement en France) cette expression a été comme « confisquée », limitée à une méthode spécifique et très occidentale dans son inspiration (malgré de fumeuses références à l’Inde, à la Chine et au Tibet), méthode initiée avec pas mal de fantaisie par Ferrer et élaborée plus systématiquement par Roger Clerc (dont la sympathique, paraît-il, personnalité n’est pas en cause). Quant à « yoga traditionnel », on aimerait être sûr que ceux qui brandissent farouchement cette bannière ne confondent pas tradition (au sens profond et rigoureux qu’un René Guénon donnait à ce mot) et traditionalisme (simple respect superstitieux des formes). Tout yoga est par essence traditionnel, si l’on songe que « tradition » implique « transmission ». Mais tout ce qui se transmet n’est pas d’or. La bêtise, par exemple, est ce qui se transmet le plus facilement.
Cette liste d’A.N.C. n’est pas exhaustive. Peut-être, si vous vous êtes senti quelque peu égratigné (pourtant je ne veux éliminer personne, tout le monde a sa place dans la dysharmonie universelle), peut-être donc trouverez-vous que cette liste comporte une lacune qui arrange son auteur. Je n’ai pas mentionné en effet le « yoga du Cachemire », un produit assez récemment lancé sur le marché mais qui garde un petit parfum ésotérique, un charme pour happy few. Ah, bien sûr, insinueront les finauds, si j’ai omis ce bon Trika, c’est parce que je craindrais de scier la branche sur laquelle je serais moi-même assis… Mais non, mes bons amis, je ne suis assis sur aucune branche, je ne suis pas un yogui branché (un guiyo chébran). Cette histoire du Cachemire, bien avant que je ne traduise le Vijnâna-Bhairava, je l’ai inventée pour de me débarrasser des gens qui m’importunaient avec leurs questions : quel « type de yoga » j’enseignais, à quelle « lignée » j’appartenais, quel était le nom de mon « gourou », qui m’avait « formé » ou « initié » ?… etc. J’ai toujours trouvé ces questions insupportablement indiscrètes et même grossières, comme si l’on vous demandait avec qui vous avez fait l’amour la première fois et si c’était au printemps ou en automne, dans un lit à baldaquin ou dans un sous-bois. Un jour, sans préméditation, j’ai donc répondu que j’enseignais le « yoga du Cachemire », ça sonnait joli, mais j’aurais pu aussi bien dire « yoga des Marquises » ou « des Tuamotu ». Depuis, j’ai découvert que je n’étais pas le seul en France à avoir eu cette idée mais je ne doute pas un instant que mes collègues soient, eux, d’authentiques héritiers de ce yoga cachemirien que de méchantes langues prétendent éteint depuis sept siècles. Et, même dans mon misérable cas, était-ce vraiment un mensonge ? On devient souvent ce qu’on a joué à être (ou à ne pas être). Je me suis caché derrière le miroir du Cachemire puis je m’y suis miré. Avec émerveillement je n’y ai vu personne. Aucune appellation possible, ni contrôlée ni non-contrôlée.

Pierre Feuga





APPROCHES


A force de proclamer que le yoga est universel (ce qui revient en pratique à l’occidentaliser), on finit par en perdre l’esprit. Je songe ici moins aux techniques, qui peuvent en effet admettre des adaptations (même un maître indien « adapte » à ses disciples), qu’à une certaine qualité, pour ainsi dire « climatique » et vibratoire, sans laquelle la relation yogique devient tout à fait superficielle et profane, à l’instar de n’importe quelle relation marchande.
« Allô, bonjour Monsieur (ou bonjour Madame), vous êtes bien professeur de yoga ?… Est-ce que vous pouvez me dire vos horaires de cours et vos tarifs, s’il vous plaît ? » C’est ainsi, le plus souvent, qu’un Occidental désireux de pratiquer le yoga aborde un enseignant. Pourtant, tout aussi bien, il lui demandera de l’« initier » au yoga, sans se douter le moins du monde du sens très profond et même sacré dont un tel mot est chargé en Orient (et était chargé autrefois dans l’Occident traditionnel). Pour peu que l’enseignant s’y prête, on se croit alors « initié » au yoga dès sa première leçon, comme on serait initié au surf, au tango, au bridge, à la pétanque, activités par ailleurs non méprisables.
En Inde, comme en Chine, au Japon, en Perse et d’autres pays d’Orient, les choses ne sont pas, ou n’étaient pas, si simples. Trouver un maître ne va pas forcément de soi. Souvent il faut de longs méandres, des recommandations ambiguës, des approches obliques, serpentines, mouvantes comme les sables et fuyantes comme les mirages. On se rend à une adresse qui n’existe plus, on vient de la part de quelqu’un dont tout le monde feint d’ignorer le nom (à moins que ce nom ne déclenche sarcasme ou éclat de rire), on découvre même parfois que le maître qu’on a tant cherché est mort depuis un certain temps. Ou a disparu. Ou n’a jamais existé… Tout cela fait partie de la Voie. Cela peut être dramatique ou hautement humoristique ou les deux à la fois, comme la vie elle-même. Certes il existe des rencontres « faciles », évidentes, indiscutables entre un maître et un élève. Comme des coups de foudre amoureux. Mais le plus souvent l’élève cherche douloureusement le maître, ne le reconnaît pas d’emblée, et le maître, de son côté, même quand il a « reconnu » son élève, l’éprouve, teste son amour-propre, sa capacité à résister aux rebuffades, aux tentations. Le moment le plus dangereux peut être lorsqu’il le flatte et semble le favoriser. Gare alors à ne pas tomber dans le panneau affectif !
Je me souviens que la première fois que j’ai rencontré Jean Klein – qui était d’origine occidentale mais complètement imprégné, imbibé d’esprit hindou – il n’a jamais été question d’horaires, d’argent et de toutes ces choses paraît-il incontournables. Nous passâmes une heure ou plus face à face, échangeant très peu de mots, dans une sorte d’« espace » et de « temps » qui n’avaient rien de commun avec l’espace et le temps habituels. Cela est difficile à décrire. En tout cas je ne me sentais ni un « client » ni même un « élève » potentiel. Simplement, et peut-être pour la première fois de ma vie, un être. Un être humain face au miroir de l’Etre (pardon pour le langage mystique : je suis pourtant fort peu mystique). Et au terme de l’« entretien », voici ce qu’il me dit : « Rappelez-moi dans quelques mois… Entre-temps je verrai si vous me convenez et vous verrez si je vous conviens. »
Je n’ai jamais oublié cette approche et j’essaie, dans la mesure du possible, d’y rester fidèle. Bien sûr on pourra me dire que je confonds deux plans, un plan spirituel et un plan simplement professionnel. Jean Klein était un maître spirituel, non un prof de yoga. A un prof de yoga on va généralement demander des techniques, comment se relaxer, respirer, se mettre sur la tête, etc. En bref on va apprendre, ce qui implique des repères précis (où, quand, comment, combien ?). Auprès d’un (vrai) maître spirituel on va désapprendre, et cela n’a pas de lieu, de durée, de techniques, cela n’a pas de prix, ou alors un prix si énorme, si total que pas une personne sur un million n’est prête à le payer (qui est assez pauvre pour cela ?)
Pourtant, même au niveau modeste et volontairement limité d’un « cours de yoga » (et j’en donne « comme tout le monde », ne me prenant nullement pour un maître spirituel), je pense que rien d’un peu utile ne peut se passer si ne s’établit pas, entre l’enseignant et l’enseigné, un certain « climat », une certaine « résonance » (j’emploie le mot « vibratoire » parce que je le ressens physiquement ainsi). Ce n’est pas réellement psychologique ou moral, c’est plutôt d’ordre énergétique et intuitif. C’est au-delà de l’estime et de la confiance. Je ne puis travailler avec toi que si tu me conviens, tu ne peux travailler avec moi que si je te conviens. Ceux qui prétendent pouvoir embarquer tout le monde ne sont que des trafiquants, des mercantis… Tu m’acceptes comme capitaine, tu montes sur mon bateau, il devient notre bateau, nous le défendrons contre les pirates, nous découvrirons les Indes ou nous coulerons ensemble…

Pierre Feuga



Chronique
SOYEZ GRAVES DANS LE LOVE

Ce monde manque d’amour, vous ne trouvez pas ? D’accord, il n’y a pas que l’amour dans la vie (qui a dit hélas ?). Il y a le travail, la famille, la patrie, la politique, le sport, la télé, les vacances. Il y a même le yoga, un truc que je me promets d’essayer. Mais quand il n’y a plus d’amour ou si peu, si maigre, si sec, est-ce que la vie vaut encore la peine d’être vécue ?
Je lisais Rumi tout récemment. Vous savez, ce merveilleux poète persan, fondateur de l’ordre des derviches tourneurs, ces fous qui tournent parce qu’ils aiment. Rumi écrivait : « Ne reste pas sans amour si tu ne veux pas mourir. Meurs dans l’amour si tu veux rester vif. » Oh, bien sûr les gens comme il faut vont me dire que ce soufi parlait d’amour divin. Mais l’amour est toujours l’amour, vous ne croyez pas ? Indivisible et inclassable, avec cet incroyable pouvoir de transformer la boue en or, de faire délirer les savants et de donner du génie aux imbéciles. Que vous aimiez un âne, une femme, un homme, un dieu, une déesse, ça n’a pas d’importance, tout est dans l’intensité. Je crois même que vous irez plus loin en aimant un âne avec intensité qu’en aimant votre Dieu avec tiédeur.
Je lisais Rumi et j’étais dans le train. Et le soir tombait et la lune s’allumait dans le ciel et je pressentais les étoiles et Rumi me faisait penser à Dante, un autre grand amoureux que je vénère (dans vénérer il y a Vénus), Dante qui n’aima qu’une petite fille, croisée ou inventée quand elle avait neuf ans, et qui de cette vision furtive tira le plus beau poème de l’Occident, et qui mieux que lui a évoqué cet « Amour qui meut le Soleil et les étoiles » ? Et moi qui suis né un vendredi jour de Vénus et qui me promets toujours d’apprendre un jour le yoga (connaissez-vous une bonne enseignante ?), je songeais délicieusement douloureusement à Rumi et à Dante (il se passe de grandes choses sur le plan culturel à la SNCF) quand la sonnerie d’un portable non loin de moi retentit, une voix féminine quoique peu florentine et peu persane transperça le wagon et je fus atteint par ces mots rauques et troublants : « Il est grave dans le love. »
De qui parlait cette moderne Béatrice ? Probablement d’un amoureux, le sien ou celui d’une copine, et, sans en donner ma main à couper, j’imagine que l’expression « être grave dans le love » signifie « aimer fortement », avec cette ombre de menace, de danger, d’orage indispensable aux amours romantiques. Oh, je sais, vous allez encore me dire, vous les experts en bhakti, qu’il ne s’agissait, dans le cas présent, que d’attachement passionnel, trouble désir possessif et vampirique. Rien à voir avec Rumi, Dante, les soufis, le pur amour dénué d’ego dont vous avez, je n’en doute pas un instant, l’expérience intime. Je vous crois puisque vous pratiquez le yoga mais je ne pouvais m’empêcher de méditer ce mantra qui m’était spontanément donné : « Il est grave dans le love. »
Autour de moi des gens soucieux lisaient le Monde, Libération, l’Equipe, commentaient avec sagacité le dernier match de l’O.M. et la guerre en Irak (« je ne suis ni d’Irak, ni de Perse », chantait Rumi), les étoiles prenaient enfin possession du ciel, tournant autour de l’Amour en danse éperdue (« je ne suis ni d’Orient ni d’Occident »), ma petite Lovette avait éteint son portable (« ma place est d’être sans place, ma trace est d’être sans trace, je n’ai pas de corps ou d’âme puisque j’appartiens à l’âme du Bien Aimé » : ah, le beau rap mystique !), une étrange paix s’installait dans le wagon et dans la SNCF (avant les grèves pour les retraites), nous arrivions Gare de Lyon (« J’ai renoncé à la dualité, j’ai vu que les deux mondes ne sont qu’un ») et je songeais que la vie est une chose trop grave pour être prise au sérieux.

Pierre Feuga



MONSIEUR KLEIN


Je rencontrai Jean Klein en juin 1968, dans un Paris qui bruissait encore des fameux « événements ». J’arrivais à la fin de ce tumulte, ayant passé une partie du mois de mai dans le Jura et l’autre à Ouessant. Je ne me reconnaissais pas dans les drapeaux rouges et noirs et les slogans proprement politiques mais cette fièvre joyeuse, cette exaltation iconoclaste trouvaient en moi plus d’un écho. On a peu dit que Mai 68 fut aussi une éruption spirituelle que le sectarisme idéologique « objectivement complice » de la trouille bourgeoise s’est vite empressé d’étouffer. Cette révolution extérieure ratée coïncida en tout cas pour moi avec une véritable révolution intérieure. C’est à partir de cette période que je commençai d’apercevoir le bout du long tunnel psychique où je tâtonnais depuis des années.
J’avais déjà suivi quelques cours de sanscrit chez un des hommes les plus désintéressés et les plus sincères que j’aie jamais rencontrés dans les milieux hindouisants : Patrick Lebail. Prenant la mesure de mon désenchantement après mes mésaventures pseudo-yoguiques, il m’avait communiqué l’adresse de Jean Klein, qu’il m’avait dépeint, non sans fougue, comme le « meilleur yogin de Paris ». Cette appréciation surprendra ceux qui ne voient en Jean Klein qu’un pur vedantin, quelque peu dédaigneux d’un yoga qu’il connaissait pourtant à merveille.
Je n’aime guère employer le mot de gourou. Ma relation avec Jean Klein fut si peu conventionnelle, si spontanée, si discontinue, si « poétique » en un sens qu’il ne me vient pas à l’idée de me compter parmi ses « disciples » ni de » m’abriter derrière son prestige qui d’ailleurs, à l’époque, ne dépassait pas des cercles très restreints.
Je me souviendrai toujours cependant que lorsqu’il m’ouvrit pour la première fois la porte, dans cette belle fin de printemps 1968, ce fut comme un éblouissement de lumière, une évidence : non pas : « c’est Lui » mais : « c’est Cela ». Il y avait eu cet ascète grec, dans l’île de Chio, qui m’avait indiqué le chemin ; et il y avait maintenant Jean Klein qui m’entraînait dans son énergie rayonnante, incroyablement légère et aérienne. Il émanait de cet homme long, délié, frémissant et totalement apaisé à la fois, attentif jusqu’à l’extrême du non-dit, un charme que l’on ne saurait décrire à ceux qui ne l’ont pas approché dans la force de son âge ou qui ne le connaissent qu’à travers les livres tirés de ses entretiens. C’était une sorte de musique intérieure et d’arôme, de grâce quasi mozartienne qui se répandait dans tous les objets autour de lui, dans les murs, dans l’ambiance de son appartement, et que je ressens encore, un quart de siècle plus tard, quand il m’arrive de passer avenue de l’Observatoire ou de traverser le paisible square qui se trouvait sous sa fenêtre et où j’ai repris souffle bien des fois sur un banc en sortant de chez lui, brisé par les exercices qu’il m’imposait parfois d’une manière tout à fait imprévisible et presque violente : quand on m’évoque la douceur, voire la suavité, de Jean Klein, j’ai toujours un peu envie de sourire. C’était un guerrier, un vîra dont l’énergie habituellement recueillie pouvait jaillir comme un éclair. Autant son enseignement intellectuel était à petit feu, autant, dans le travail corporel, il vous grillait littéralement.
Aussitôt en sa présence, je me mis à parler, à interroger mais beaucoup de mes questions étaient déjà comme épuisées avant que j’eusse fini de les formuler. Il y avait dans son silence, dans son sourire, dans l’éloignement froid puis dans l’éclat soudain transperçant de ses yeux bleus, une force irrésistible qui vous replongeait toujours dans l’essentiel, vous ramenait à contre-courant vers votre propre source, ravivait vos blessures avant de les guérir, par un art imprévisible du déséquilibre, de l’attente, du vide où justifications, références, conclusions ne trouvaient plus rien sur quoi s’appuyer. C’est par cela qu’il m’a surtout enseigné. Grâce à lui, sans doute, j’ai lu certains textes fondamentaux du vedânta, j’ai découvert aussi l’œuvre de René Guénon pour laquelle il avait une immense estime. Je me suis appliqué consciencieusement, jour après jour, à la méthode de la « discrimination » védantique et j’ai travaillé la « vacuité » du corps jusqu’à la juger plus importante que celle de l’esprit. Mais l’essentiel de ma relation avec Jean Klein s’est toujours passé ailleurs. Je n’ai adhéré à aucun des groupes qui se sont formés autour de lui parce que je ne me sentais pas à l’aise dans ces ambiances dévotes et un peu ronronnantes. Moi, c’est surtout un magicien du corps et un aventurier de l’esprit que j’ai connu et qui, peut-être, sans complaisance, à sa manière distante de Bohémien aristocratique, m’aurait un peu « reconnu » pour un lointain futur. Mais je n’ose l’affirmer et, d’un certain côté, peu m’importe : je crois aux transmissions informelles, pas aux lignées. Son influence sur moi a été décisive, presque exclusive pendant quatre ou cinq ans. Puis elle s’est distendue, allégée, purifiée de toute dépendance psychologique. Depuis 1973, je n’ai pas dû le rencontrer plus de trois fois, et c’est peut-être ma façon paradoxale d’être fidèle à ce maître du « sans-objet ».

(Partiellement extrait du Chemin des flammes, Editions du Trigramme, 1992)



MEDITATION SANS OBJET

Ne choisissez aucun thème de méditation. N’utilisez aucun mantra. Ne vous fixez sur aucun point précis du corps. Ne vous concentrez même pas sur le souffle.
Voyez simplement ce qui apparaît. Ce peut être une image mentale. Ce peut être un mot. Ce peut être rien.
Si c’est une image, ne la travaillez pas, n’allez pas vers elle, ne la nourrissez pas, ne la dilatez pas, ne cherchez ni à la retenir ni à l’expulser. Laissez-lui une totale autonomie. Soit elle se dissoudra d’elle-même, soit elle se transformera en une autre image, que vous regarderez de la même façon.
Si c’est un mot qui apparaît, ne cherchez pas à l’analyser, à le comprendre intellectuellement. Ecoutez-le tel qu’il vient, tel qu’il résonne. Soit il va sombrer dans le silence, soit il va déclencher une série d’autres mots. Lambeaux de phrases ou phrases complètes. Idées cohérentes ou fragments d’idées. Opinions, souvenirs, projets, peu importe. Ne triez pas, n’organisez pas et surtout ne rejetez pas. Ecoutez, laissez parler.
Si c’est « rien » qui apparaît, si c’est une impression de « rien », soyez sûr que c’est encore quelque chose puisque vous en avez conscience. C’est un vide de pensées, un vide de discours, un vide d’images ou de sensations. C’est encore un objet puisque vous le percevez, puisque vous le ressentez comme absence, manque, attente, perplexité. Ne vous dites pas : c’est la Vacuité, et encore moins : c’est l’Eveil. Voyez ce « rien », aucun traitement de faveur : faites-lui face.
Mais tout cela se mêlera, formant une trame insaisissable, un filet quasiment impossible à déchirer. Vous n’aurez pas à affronter que des mots ou que des images ou que des vides : tous ces « objets » alterneront, se chevaucheront, du moins en apparence. Car en fait, si vous regardez bien, votre conscience ne peut appréhender qu’un seul objet à la fois. Si votre esprit est très agité ou très rapide, vous aurez sans doute l’impression de simultanéité. Mais c’est un leurre. Les objets frappent la conscience un à un : ceci puis ceci puis ceci. Même quand il y aura retour d’un objet, sur un mode plus ou moins obsessionnel, percevez cet objet comme entièrement nouveau. Il l’est, dans l’instant.
Car il n’y a que des instants. Des « points », si serrés parfois qu’ils donnent l’impression d’une « ligne ». Mais chaque point, chaque instant est nouveau et, dans la lumière de la conscience, aucun ne « succède » à l’autre.
Ce qui fait (quelle belle chose !) que vous êtes toujours dans le présent, car il est rigoureusement impossible d’être ailleurs.
Pourtant vous dites : je n’arrive pas à être dans le présent, je pense toujours soit au passé, soit à l’avenir. Et alors ? Faux problème. Le passé n’existe jamais en tant que tel. Il n’existe plus qu’en tant que souvenir et, lorsque ce souvenir vous frappe en passant par l’eau claire de votre conscience, c’est du présent tout frais et tout vif. Donc où est la gêne ? Quand le souvenir se « présente », observez-le dans son actualité. Comme vous observez une statue qui a trois mille ans : elle est bien là, elle est bien pleine, vous pouvez la toucher, elle n’a trois mille ans que parce qu’on vous l’a dit, c’est une notion culturelle, non un fait d’expérience ; un singe qui gambade dans les ruines d’un temple ne se dit pas : ce sont des ruines de l’époque Gupta, voici une vieille statue d’Hanuman… De même, le futur n’existe jamais en tant que tel, c’est une image présente, une pensée présente, une projection de crainte ou d’espoir faite à partir du présent. Vraiment tout est présent, quelle misère d’imaginer le contraire !
Ce qui complique la méditation, c’est que non seulement on la vit – ou on essaie – mais on la juge. Et la juger, d’ailleurs, empêche de la vivre vraiment. Par exemple on ressent de l’ennui et on se culpabilise, on s’estime peu doué et on décide soit d’abandonner, soit de se reprendre en main ou encore de changer de méthode. Ou bien on éprouve du bien-être, de la joie, de l’apaisement et on s’autocongratule : j’ai progressé, qu’est-ce que je suis fort quand même ! Toutes ces évaluations sont également vaines. Nos réactions émotionnelles à l’activité méditative (aussi longtemps que nous concevons la méditation comme une « activité »), tout ce discours intérieur, tout ce fatras psychologique surimposé au travail spirituel, tout cela fait bel et bien partie des « objets », alimentant la suprême fiction : celle de croire qu’il existerait un « expérimentateur » distinct de ses expériences.
La méditation sans objet déjoue tous ces pièges. Elle ne comporte ni but ni stratégie, ni progression ni méthode, ni complaisance ni sévérité envers soi-même. Ce n’est pas un exercice mais ce n’est pas un état non plus, si le mot état évoque quelque chose de « statique » (et du statique au stagnant le glissement est insensible), – alors qu’ici on est dans une perpétuelle nouveauté, un renouvellement sans fin, un printemps qui n’aspire à aucun été. En outre, tout état spirituel est provisoire ; si vous croyez au paradis vous finirez par créer un paradis, vous irez même au paradis, mais un jour vous serez bien étonné d’en revenir.
L’Eveil – si l’on veut à tout prix donner un nom à cet insaisissable – n’est pas un état. On n’y entre jamais, on n’en sort jamais. En fait il n’existe pas et c’est quand on voit cela qu’il éclate comme un soleil.
Pierre Feuga




LE ROI VOLEUR


1

Tu crois que ton corps est une citadelle
Tu en fermes les portes
pour protéger le Roi
Et tu appelles cela méditer !
Pauvre fou !
Sois plutôt le voleur
qui veut pénétrer dans la citadelle
qui creuse un souterrain dans la nuit
qui trompe les gardiens et se joue des serrures
Sois le brigand, l’ennemi, le barbare
Glisse-toi jusqu’à la chambre du Roi
et tue-le sans trembler


2

Désarroi, stupeur !
Je n’ai pas trouvé le monarque
Sa chambre était vide
Rien
sauf un miroir brisé
Peut-être est-il mort depuis longtemps
Peut-être n’a-t-il jamais existé
A qui donc obéissaient les gardiens ?


3

Triple sot !
Tu as retrouvé ton royaume
et tu poses encore des questions !
Ne poursuis pas ton ombre
Ouvre grandes les portes
Déjà sous la caresse de l’aube
la nuit s’entrouvre et frémit
Congédie tes soldats
Transforme tes gardiens en gazelles
et réunis les femmes
s’il en reste
dans l’aurore vibrante d’oiseaux

Pierre Feuga


 

Aperçus sur le prânâyâma

Yoga, chacun le sait, veut dire « union ». On entend en général par là l’union de l’être humain avec l’Universel (laquelle, soit dit en passant, ne serait nullement possible si elle n’était déjà potentiellement réalisée). Mais, dans les yogas tantriques dont fait partie originellement le hatha-yoga, l’union qui est aussi visée est celle de la Conscience (Shiva) et de l’Energie (Shakti). Ce terme et cette notion d’énergie parlent beaucoup à nos contemporains. Partout, sur tous les plans, il n’est question que d’éveiller, développer, accroître, intensifier l’énergie. Il y a parfois quelque chose de naïf, de stupide, et parfois aussi de dangereux, de terrifiant (si l’on songe aux applications économiques ou militaires) dans cette quête effrénée de « toujours plus » d’énergie, de puissance, comme si la Shakti était d’ordre matériel et quantitatif. Les sages de l’Inde, même tantriques, n’ont cessé en effet de nous mettre en garde contre une recherche de l’énergie pour elle-même, sans l’éclairage, sans l’accompagnement lucide de la Conscience témoin. Mais c’est ainsi : l’être humain est avide de phénomènes et le chemin de l’Energie, flamboyant et fertile en sensations, exerce une séduction beaucoup plus vive que celui, aride et abrupt, de la Conscience pure.
La première erreur est que l’on confond souvent l’Energie et ses manifestations. Par exemple, le souffle, la sexualité, la pensée, la parole sont des manifestations de l’Energie mais ne sont pas l’Energie elle-même. S’attarder sur l’une ou sur l’autre de ces manifestations revient à confondre le flot avec la source, la forme avec le fond, le doigt qui montre la lune avec la lune elle-même. Tant que vous travaillez tel ou tel de ces aspects, vous obtenez sans doute des « expériences », vous gagnez même éventuellement des « pouvoirs », mais vous ne sortez jamais du cercle de l’ego, du désir, du vouloir individuel, vous restez dans le devenir, le samsâra… Tout autre chose est la plénitude d’énergie qui se dégage spontanément de la réalisation de l’Etre, sans l’intervention d’aucune méthode, sans manipulation de l’ego.
Précisons encore la notion d’énergie. Les taoïstes chinois ont fait dans ce domaine des distinctions aussi subtiles qu’utiles. Ils reconnaissent d’abord l’énergie naturelle que chaque individu possède et qui est fournie essentiellement par l’alimentation et la respiration. Puis vient l’énergie transformée par une pratique. Elle est de deux ordres : en premier l’énergie transformée extérieure, c’est-à-dire l’énergie naturelle modifiée, renforcée par l’effort volontaire et musculaire et par l’entraînement ; cette sorte d’énergie est considérée comme inférieure, profane, non fondamentale en tout cas dans une recherche d’Eveil. Mais il existe aussi une énergie transformée intérieure qui se développe, s’affine par une pratique initiatique (comme le Tai-ji en Chine ou le hatha-yoga en Inde). Pourtant même cette énergie subtile (jin) n’est pas encore la source, elle n’en est que la manifestation. La véritable source, c’est le « souffle intérieur » (qi), qui est en mouvement avant la naissance et peut être retrouvé par la pratique notamment respiratoire. Mais là encore prenons garde : il ne s’agit pas de la respiration physiologique constituée par l’alternance de l’inspir et de l’expir et qui s’est mise en mouvement dès la naissance. Le véritable souffle est interne : on dit encore « embryonnaire » ou « prénatal ». Chez la plupart d’entre nous, il n’est pas conscient. Il peut le devenir.
Dans la pratique indienne de même, tout prânâyâma commence par la conscience, la prise de conscience. Mais conscience ne signifie pas forcément contrôle. Car les gens obsédés de contrôle ne s’interrogent pas assez sur le contrôleur. Qui contrôle quoi ? Comment l’ego – qui est par nature limité, dysharmonieux – pourrait-il espérer amener un ordre, une harmonie dans le corps et le mental ? Ceux qui poursuivent avec acharnement ces méthodes ne voient pas qu’ils tournent en rond, qu’ils ne font au mieux qu’élargir leur prison. Que vous soyez capable de retenir votre souffle vingt secondes ou vingt minutes ne change pas grand-chose : de toute façon vous atteindrez toujours une limite, qui est celle soit de l’espèce, soit de votre incarnation actuelle.
Est-ce à dire qu’il ne faut rien faire ? Je suggère d’abord de se laisser respirer. Je sais : cette expression, souvent employée dans les cours de yoga, est devenue un cliché. Il n’empêche qu’elle recèle un sens profond. Ne pensez jamais, lorsque vous expirez, que vous « chassez » l’air : pensez plutôt (ou plutôt faites-le sans penser) que vous le donnez, que vous l’offrez. De même, n’associez jamais l’inspiration à un « prendre » : recevez, accueillez, acceptez ce qui vient. Ne laissez jamais intervenir la volonté dans les intervalles, abandonnez l’idée et jusqu’au mot de « rétention » (quelle avarice de vouloir retenir !). Le souffle s’interrompt, se suspend : très bien, observez, contemplez, savourez cette absence, sans projection, sans anticipation. Le souffle reviendra quand il voudra, il vous quittera quand il voudra. Ou encore inversez la perception ordinaire, imaginez que vous êtes le souffle et non pas celui qui reçoit et évacue le souffle. Prenez le point de vue du souffle. Vous allez, à l’inspir, envahir ce corps, ces poumons que vous aviez la mauvaise habitude d’appeler vôtres : quelle exploration fabuleuse ! Vous allez, à l’expir, pénétrer, envahir cet espace paraît-il extérieur, allez loin, aussi loin que votre esprit peut aller, que votre souffle-esprit devienne l’oie migratrice, traversez le ciel, diffusez-vous à l’infini.
Quand vous aurez expérimenté cela, il se peut que les « exercices » traditionnels de prânâyâma, les kapâlabhâti et les bhastrikâ auxquels vous vous shootiez, perdent beaucoup de leur attrait. Peut-être mais peut-être pas. Je ne veux rien préjuger. Il se peut au contraire que vous les redécouvriez avec une nouvelle fraîcheur et que les jeux retrouvés de l’Energie vous plongent, à vous en couper le souffle, dans la Joie véritable.
Pierre Feuga




TOUT EST VOIE

A tous ceux qui s’imaginent que la voie qu’ils suivent est la meilleure, voire la seule possible, et aussi à ceux qui désespèrent de trouver leur voie, j’adresse ces quelques mots fraternels.
Il y eut un temps – pas si lointain – dans ma vie où j’avais la sensation d’avoir totalement perdu la voie. Tout ce qui anime et soutient une recherche – l’adhésion à une doctrine, la confiance en une méthode, la foi en des maîtres – avait disparu. Je me retrouvai, comme après un bombardement ou un tremblement de terre, dans un paysage dévasté, survivant plus que vivant, fabuleusement libre mais sans joie, car à quoi bon la liberté si l’on n’a plus envie de rien, si l’on ne croit plus en rien, si rien ne vous attire ici plutôt que là-bas ?
C’est alors qu’émergea peu à peu en moi cette intuition que, dans cette solitude nouvelle, dans cette absence totale de référence, de soutien et de perspective, là même, au cœur glacé de ce malheur, se trouvait peut-être ma chance et, d’une certaine manière… ma voie. Ma voie, mon chemin – quel mot employer ? – c’était, paradoxalement, la non-voie, le non-chemin. Comme si le refus souple, insaisissable, ludique, de toute voie, de toute méthode, de tout magistère, de toute tradition libérait en moi une énergie insoupçonnée, rafraîchissante qui, à son tour, d’elle-même, m’ouvrait le chemin, m’indiquait le sens, d’instant en instant, vague après vague. Car, à cette vision que ma voie spécifique était la non-voie, succéda – presque dans une éblouissante concomitance – une autre évidence : celle que TOUT EST VOIE. Parce qu’il n’y a pas de voie, parce que toute voie définie est illusoire et décevante, à cause de cela même – n’essayez pas de comprendre par la raison – eh bien tout est voie. Il devient alors indifférent d’aller à droite ou à gauche, en avant ou en arrière. Où que vous alliez (et même si la mort est au bout, elle y est toujours d’ailleurs, ce n’est qu’une question de temps), où que vos pas et votre fantaisie vous portent donc, cela est juste, adéquat, dans l’instant. Bien sûr, dans cette spontanéité totale, vous serez amené à éviter ou à accepter ceci ou cela. Mais ce « choix » sera aussi rapide, instinctif, spontané et sans trace que celui de l’oiseau qui, selon un souffle senti, une proie aperçue, un subtil changement de lumière, modifie soudain sa trajectoire dans le ciel. Vous avez agi ou réagi ainsi : une heure, une minute, une seconde plus tard, il en sera peut-être tout autrement. Mais, comme vous avez renoncé à comprendre votre vie, à y mettre de l’ordre, à lui donner une direction, ces changements n’ont aucune importance. Pour votre entourage vous pouvez certes devenir indéchiffrable et imprévisible. Mais cet entourage est désormais perçu comme une projection, un prolongement de vous-même, non essentiellement différent de vous-même. Vous n’êtes plus dans le temps et l’espace, le temps et l’espace sont en vous. Vous n’êtes plus un individu face à un autre individu, les deux individus se déploient dans la même magie, se réfléchissent l’un l’autre dans le même miroir. Quand je découvre que je ne suis pas plus moi que lui ou elle, qu’il n’y a pas d’autre parce qu’il n’y a personne, soit je deviens fou, soit je deviens sage, soit j’éclate de rire.
Alors mille fois oui, tout devient voie, le détachement et la jouissance, la solitude et la foule, le silence et le bruit, la paix et la violence et, n’en déplaise aux fanatiques pseudo-religieux qui polluent de plus en plus cette planète (mais qui naturellement sont eux aussi la voie), le Mal comme le Bien. Embrasser l’ombre avec la lumière ne signifie pas que vous passez – en termes moraux – du côté de l’ombre, que vous tournez au monstre, à l’être pervers et diabolique. Mais, jusque dans ce qui vous fait le plus horreur, c’est comme si vous étiez devenu capable de discerner la secrète lumière. L’être aimé qui vous quitte, l’enfant que vous perdez, la flamme qui détruit l’œuvre de votre vie, l’oppression banale et visqueuse du quotidien, c’est cela même qui – incroyable retournement – vous illumine, vous libère, vous éveille.
Pierre Feuga



TROUVER SA NON-PLACE


Quand je suis arrivé en Enfer
sur la porte était marqué COMPLET.
« On n’admet plus que les cas très graves,
me dit un démon fatigué.
Vous autres humains avez banalisé le Mal. Trop de travail pour nous !
A peine si l’on peut encore assurer l’insécurité
avec ce surcroît de damnés.
Certains collègues se mettraient bien en grève
s’ils ne craignaient de perdre leur emploi. »
Moi : « Où aller ? Je ne suis pas digne du Ciel. »
Lui : « Bah… Essayez le SRIK. »
Moi : « Plaît-il ? »
Lui : « Service de rétribution de l’impôt karmique. Vous appeliez ça Purgatoire dans le bon vieux temps. Aujourd’hui, du moment que l’argent rentre, ils y admettent n’importe qui. »
Je tentai donc ce Bercy posthume.
Mais cela ressemblait tant à la Terre.
C’était tatillon, gris, poussif.
Des comptes à n’en plus finir, un vrai contrôle fiscal
avec des rappels d’impayés, des majorations de retard discutables
mais mieux vaut ne pas discuter.
Un jour pourtant on m’annonça : « C’est bon, vous êtes blanchi.
Il y a un charter pour le Ciel
pour un Ciel
car il en existe plusieurs, savez-vous,
m’expliqua un steward un peu pédant, ancien du CNRS.
Cela dépend du niveau conceptuel que vous aviez atteint sur Terre. »
Eh bien mon niveau ne devait pas être très élevé.
Rien de nouveau sinon en plus grand, en plus durable.
L’ennui merveilleux des vacances méritées, comme
ces dimanches sans fin où les enfants n’ont pas le droit de se salir.
Un jour pourtant
(si l’on peut parler de jour là où il n’y a jamais de nuit)
las de croiser des yogis impeccables,
des dieux épanouis, des déesses sans défaut qui charme,
des tigres jouant avec des vaches,
un jour donc, j’aspirai au Vide.
Je postulai.
Il y avait peu de demandes
et la mienne fut satisfaite
(ils n’étaient pas mécontents de se débarrasser d’un immigré).
Un saint réprobateur tamponna ma carte causale
Laissez-passer pour le Vide et bon vent !
C’est de là que je vous écris,
de ce Vide d’ailleurs sans vent.
Et vraiment je ne regrette pas mon choix.
Rien à raconter, certes,
ce n’est ni grand ni petit
ni clair ni sombre
c’est vide
illimité, sans formes, sans frontières
personne au-dessus ni au-dessous
pas de problème de voisinage, de hiérarchie.
Ceux qui demeurent là sont délicieux
on ne les voit jamais, ils n’ont plus de nom, ne savent même plus celui de Dieu.
Ils ne sont pas insatisfaits comme ceux de la Terre
ni autosatisfaits comme ceux des Cieux.
Leur silence chante plus fort que vos paroles
Leur indifférence est plus chaude que votre amour

Pierre Feuga


 

NOTES DE LECTURE





Eric Baret, De l’abandon, Les Deux Océans, Paris, 2004, 224 p., 20 €.

Eric Baret écoute et parle. Ecoute surtout. Sa parole surgit de cette écoute, de ce silence si profond, si caverneux qu’on dirait une écoute de l’écoute. Alors des mots ricochent, tels des galets sur un lac tranquille, tournoient comme des feux de Bengale dans la nuit. C’est beau, étonnant, choquant, glaçant, répétitif, obsessionnel, trivial, précieux, inutile, essentiel. Il est question de peur, de désir, de femmes, de chiens, de voitures rouges, d’épaules cassées, de cœurs qui s’ouvrent, de morts sans importance. Rassemblés dans un instant intense, en alerte maximum comme un commando à la veille d’une attaque impossible, shaktis en blanc et shivas en crise écoutent. Posent des questions intelligentes ou, ça vaut mieux, bêtes. Baret écoute, avec la patience d’un matou qui va croquer une souris. Menhir planté dans un salon bourgeois, soufi caché du Cachemire, légionnaire du bas Empire, sabreur du French Tantra, Videur spirituel des Nuits yogiques. Il écoute. S’écoute écouter les gens qui s’écoutent l’écouter tout en s’efforçant de l’écouter s’écouter. Cela continue en boucle et c’est toujours différent. Du grand art.

Wayne Liquorman, l’Accueil de l’évidence, Editions Accarias/L’Originel, 2004, 256 p., 21 €.

Ex-drogué, ex-alcoolique, touché par la grâce vedantique, Wayne Liquorman (nom prédestiné) est un disciple américain du maître advaitin Ramesh Balsekar, ancien banquier dont je retiens à tout hasard ce fort conseil : « Si vous avez le choix entre l’illumination et un million de dollars, vous feriez mieux de prendre le million de dollars. Parce que si vous avez un million de dollars, il y aura quelqu’un pour en jouir. Alors que si c’est l’illumination qui se produit, il n’est personne là pour en profiter. » (Comparez avec ce propos d’Eric Baret : « L’éveillé est quelqu’un qui a un problème financier : il n’a pas trouvé de travail et a besoin de gagner sa vie. Désormais, en tant qu’éveillé, il gagne assez bien sa vie. Mais si vous avez un travail convenable, de quoi manger, ce n’est pas la peine d’être éveillé. ») Ce qui est le plus intéressant peut-être en effet dans cet enseignement (issu, à travers Balsekar, de Nisagardatta Maharaj), c’est l’accent mis sur l’impersonnalité radicale de l’Eveil : il n’y a pas, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de personne illuminée, d’individu illuminé ; « l’illumination est un événement impersonnel qui survient à travers un mécanisme corps-mental et jamais à quelqu’un »… L’expérience non duelle est ici abordée de façon claire, saine, directe, généreuse, avec une sorte de bonne humeur communicative. Du solide, loin de l’habituel Vedanta pop corn.

Tony Parsons : Ce qui est, Editions Accarias/L’Originel, Paris, 2002, 160 p. (traduction de P. de Henning et D. Anglesio).
Eric Baret : le Seul Désir. Dans la nudité des tantra, Editions Trait d’union, Montréal, 2002, 340 p.

Il y a des livres sur le non-dualisme – livres très savants, très abstraits et souvent assez ennuyeux – et puis il y a des livres qui respirent le parfum même de la non-dualité. Parmi ceux-ci, naturellement plus rares que ceux-là, deux m’ont récemment touché. Le premier est dû à un Anglais, Tony Parsons, et se présente sous le titre français Ce qui est (As it is, dans l’original). C’est une pure merveille de fraîcheur, de simplicité, de vacuité vigilante. L’auteur ne se réfère explicitement à aucune tradition orientale ou occidentale (bien qu’il ait fait certaines incursions ici ou là) mais donne son expérience d’Eveil, survenue très banalement lors de la traversée d’un parc londonien… On peut légitimement se méfier de ce genre de témoignages, qui ont tendance à se multiplier depuis cinquante ans et relèvent trop souvent de l’autosuggestion, du fantasme ou de la mystification littéraire. Mais ici rien de tel : c’est vif et juste comme de l’eau de source et je vous invite joyeusement à savourer ce livre, que toute analyse risquerait de déflorer.
Le deuxième ouvrage « non dualisant » dont je veux vous parler est très différent par la forme, par le ton, par le tempérament humain qu’il dévoile (dualiste ou non-dualiste, on n’en reste pas moins un homme). Eric Baret, l’auteur de ces entretiens intitulés le Seul Désir, s’y réfère volontiers à son maître, Jean Klein, et au shivaïsme tantrique du Cachemire qui lui fut révélé par ce dernier (que j’ai personnellement plus connu sous son aspect vedantique que tantrique). Néanmoins, l’influence du guru est ici moins écrasante que dans les livres précédents (Les crocodiles ne pensent pas, L’eau ne coule pas, le Sacre du dragon vert) et c’est tant mieux. On dirait que le miroir s’éloigne, que Baret commence à retrouver son « visage originel » (vous savez, celui qu’on a avant de naître ou de renaître), et du même coup son expression propre, plus batailleuse, plus provocante, plus violente que celle de Jean Klein, qui vivait plutôt la non-dualité dans les hauteurs : c’est le taureau comparé à l’aigle… Quant à la référence au shivaïsme cachemirien, elle reste assez vague (sans aller jusqu’au flou artistique d’un Daniel Odier) et l’on se demande si l’auteur lui-même la prend très au sérieux. Mais cela finalement importe peu. Ce que Baret confirme, c’est un réel talent d’accoucheur des âmes, une capacité à entrer dans le courant immédiat de la vie, à faire feu de tout bois, à ne pas séparer sensorialité et spiritualité, à transformer le venin en remède… et cela, oui, est authentiquement tantrique et rend dérisoire une critique qui entendrait se fixer sur un plan strictement intellectuel et spéculatif. De plus, une profonde sensibilité affleure dans ce livre, sous les aspérités et les piquants d’une parole qui ne craint ni les paradoxes ni les anecdotes à l’emporte-pièce ni les images arrachées – souvent avec humour – à la réalité la plus triviale. Baret est un guerrier mais un guerrier humble et finalement paisible, du genre qui vous tranche la tête sans la moindre agressivité. Et sur le yoga il écrit d’assez belles choses. Par exemple : « Pratiquer le yoga veut dire être joyeux… Chaque fois que vous pratiquez le yoga, vous redécouvrez cette joie. Quoi qu’aient fait votre femme ou vos enfants, ou votre patron, ou votre père, vous sentez la joie. Evidemment, ce n’est pas encore la véritable joie, mais c’en est déjà une expression… On doit se battre pour être digne de recevoir l’incroyable cadeau de l’apprentissage du yoga ; on doit payer pour cela. Je ne veux pas dire financièrement, mais on doit payer avec son cœur, on doit payer avec sa qualité. Le yoga n’a rien à voir avec les mouvements du corps. Si l’on n’a pas la passion absolue, le désir absolu, l’engagement absolu, l’obsession absolue de cette pratique, cela veut dire que l’on n’est pas prêt et que l’on ne mérite pas d’apprendre cet art. C’est pourquoi en Orient, quand on veut apprendre le yoga, traditionnellement le maître vous suggère d’aller ailleurs. Si vous revenez et revenez encore malgré les refus essuyés, alors l’enseignement commence. »
Pierre Feuga

P.S. La place me manque pour commenter un troisième ouvrage, beaucoup plus universitaire dans sa forme mais qui, néanmoins, ne serait-ce que par le grand nombre de citations qu’il contient, respire aussi le « parfum de la non-dualité ». Il s’agit des Œuvres de vie selon Maître Eckhart et Abhinavagupta (Les Deux Océans, Paris, 2000, 248 p.). Colette Poggi, qui est enseignante de sanskrit, y tente un rapprochement entre la pensée du célèbre théologien rhénan (XIIIe-XIVe s.) et celle du plus éminent maître spirituel du Cachemire (Xe-XIe s.) C’est rigoureux, nuancé et convaincant.

H.W.L. Poonja, Journal, « Ni noms, ni formes ». Editions Accarias/ L’Originel, Paris, 2003, 144 p. Edition établie par David Godman. Traduction de l’anglais par Anasuya.

Le lecteur français avait déjà pu prendre connaissance de l’enseignement de H.W.L. Poonja (1913-1997) à travers deux recueils d’entretiens : le Réveil du Lion (Editions du Relié, 1993) et A la source de l’être (Editions InnerQuest, 2001). Voici un troisième ouvrage posthume, très digne d’intérêt : ce journal intime qu’il tint entre 1981 et 1991 est tiré de la biographie intégrale du sage rédigée par David Godman (qui vécut auprès de lui, à Lucknow, pendant les cinq dernières années de sa vie) et parue en anglais sous le titre de Nothing Ever Happened (Avadhuta Foundation, Boulder, Colorado, 1998).
Ponnja était originaire de la partie occidentale du Penjab. Son oncle maternel, Ram Thirta (1873-1906), était un saint et un poète mystique célèbre de l’Inde du Nord. Lui-même connut son premier samâdhi à l’âge de neuf ans. Il entra d’abord dans l’armée en tant qu’officier, mais bientôt sa quête spirituelle passionnée et son ardeur ascétique s’avérèrent incompatibles avec une carrière militaire qui s’annonçait brillante. En 1944, il rencontra son guru, Ramana Maharshi, qui l’orienta définitivement vers l’advaita-Vedânta. Quoique rigoureusement fidèle à l’esprit de cette tradition, il garda toujours un caractère extrêmement indépendant, imprévisible, qui donnait à son enseignement un style reconnaissable entre tous : percutant, direct, tonique, voire tonitruant et humoristique. Il n’y a ni enseignant, ni enseigné, disait-il, et il n’y a non plus ni samsâra ni nirvâna, ni servitude ni libération, pour la bonne raison qu’il n’existe « personne » qui pourrait être asservi ou libéré. Servitude, libération, ignorance, Eveil ne sont que des concepts qui n’existent que les uns par rapport aux autres et n’ont aucun fondement dans la Réalité. Etre éveillé, c’est simplement réaliser qu’on n’a jamais dormi. Nous sommes éternellement libres et nous n’avons donc nullement à être « libérés ». Tous les efforts que nous faisons dans ce sens ne font que nous éloigner davantage de notre source et les prétendues voies spirituelles ne sont que fuites, alibis, impasses, drogues et temps perdu. Même le yoga, tel qu’on le transmet généralement, ne sert qu’à dilater le mental et à renforcer l’identification avec les objets. Quant à la foi religieuse, Poonja, se retournant sur sa jeunesse fervente, écrira : « Parce que j’avais le désir d’être uni à Dieu, je L’ai cherché avec mon ego. Lorsque l’ego disparut, je fus même privé de toute idée de Dieu. Que dire ? Je devins tel que j’étais auparavant. »
Qu’on ne s’y trompe pas : on est ici dans la plus pure, la plus authentique tradition advaitique. Même si son langage rappelle parfois le ch’an, Poonja n’est pas plus un « bouddhiste déguisé » que le maître vedantin auquel il se réfère le plus volontiers dans son Journal, Gaudapâda (guru du guru de Shankara), le plus grand métaphysicien de l’Inde peut-être, dont il ne cesse de citer et méditer la fameuse kârikâ II, 32 : « Ni extinction ni création ; personne qui soit asservi, personne qui s’efforce (vers la Réalisation) ; personne qui aspire à la Délivrance, personne assurément qui soit délivré. Telle est la vérité suprême. » Nâgârjuna certes ne disait pas autre chose mais la raison d’une telle similitude ne doit pas être cherchée dans un rattachement au bouddhisme, à l’hindouisme ou à un « isme » quelconque. Les plus grands spirituels ont toujours eu une préférence pour l’approche négative, apophatique. Même quand les maîtres vedantins parlent d’un « Soi », il faudrait se garder de concevoir ce dernier comme une entité, une substance ou un « super-Objet ». Ce n’est qu’un mot conventionnel pour pointer vers l’ineffable, le Sans-nom, le Non-né. Réciproquement, conceptualiser la Vacuité, c’est retomber dans le monde des objets qu’on croyait avoir dépassé. « Cela » n’est ni le Soi ni le non-Soi, « Cela » n’est ni plein ni vide, ni être ni non-être.
Une des grandes originalités du Journal de Poonja est d’évoquer un possible au-delà de l’Eveil : « J’ai encore – note-t-il à plus de quatre-vingts ans – quelque chose à faire qui n’est mentionné dans aucun livre. Aussi longtemps que demeure une intention très pure, il n’y a pas de fin à la compréhension. Il reste encore quelque chose à faire après la réalisation totale et ultime, mais je n’en parle pas. Je n’en ai jamais parlé et je ne trouve cela mentionné dans aucun des livres que j’ai lus, pas même dans ceux que les Maîtres réalisés ont écrits. » Ce mystérieux « quelque chose », il l’appelle tantôt la « barrière », la « grande énigme », le « secret des secrets », une « plaisanterie », un « scandale », une « vaste supercherie », un « drame magnifique »... Y avait-il la moindre nécessité d’une Création ? s’interroge-t-il, ou du moins – puisqu’il ne croit pas plus que Gaudapâda à la réalité de cette Création – comment ce concept de Création prit-il forme et se manifesta-t-il ? Tout le problème est dans le mental, répète-t-on à satiété, mais le mental lui-même n’a aucune réalité ! Il est comme un miroir. « Enlevez le miroir, il n’y aura pas de reflet. » Enlevez le mental, il n’y a plus de monde. Ainsi dans l’expérience du sommeil profond ou du samâdhi où toute notion de « moi » et d’un « autre » disparaissent. Etonnement ! Emerveillement ! « Tout est un rêve… Comment mettre fin à ce rêve ? Cette pensée est aussi un rêve. Toute activité visant à l’élucider sera à l’intérieur du rêve. Cela ne nécessite aucune pratique, aucune recherche, aucune compréhension. » C’est la seule lucidité possible, « tout est clair » mais, ajoute Poonja, « mieux vaut garder cela secret car vous ne pouvez pas le démontrer ». Et lui-même, par instants, semble céder au doute : « Ce que je ne comprends pas, c’est : qui rêve ?… A qui appartient ce rêve ? Qui fait ce rêve ? » Mais cette question, voit-il rapidement, fait encore partie du rêve ! Jeux infinis, indéfinis du mental. D’un mental contre lequel il est inutile de se battre, qu’il est vain de vouloir contrôler. Car le mental, en dernière analyse, est le Soi non duel (puisque seul existe le Soi). Pour cela la question de son contrôle est une fausse question (où s’embourbent nombre de yogis). La seule chose à faire, si l’on veut à tout prix faire quelque chose, c’est « se dé-hypnotiser de l’idée que l’on n’est pas Brahman. Quand l’idée de la relation sujet-objet est présente, cela se nomme le mental. Et quand il demeure libre, cela se nomme âtman. » Retournement inouï : « O mon mental, tu es mon meilleur ami, mon ami le plus intime, car à présent tu ne t’accroches à aucun sujet ni objet. » L’ennemi (imaginaire) est devenu l’ami, l’obstacle est devenu le tremplin. « O mon cher mental, va où bon te semble. Que tu vagabondes ou que tu restes tranquille, je n’aurai aucun contrôle sur toi. Depuis que je sais cela, je ne t’ai pas importuné. Bonne chance à tous ! » Ainsi, au terme de son long voyage immobile, Poonja paraît-il rejoindre les sages taoïstes et bouddhistes mais il rejoint simplement la seule et vraie sagesse : « La non-pensée, c’est ne pas penser, même si l’on est impliqué dans la pensée. La non-demeure est la véritable nature de l’homme… Laisser les choses suivre leur propre cours… Le mental qui ne demeure en rien (non abiding man) n’est rien d’autre que la Réalité. »

Pierre FEUGA

LIVRES : TANT DE SAGES

Swami Prajnanpad, l’Eternel présent, questions et réponses (présentation et traduction de Daniel Roumanoff), Editions Accarias/L’Originel. – J. Krishnamurti, Liberté, Amour, Action (traduit de l’anglais par Claude Dhorbais), Editions Vega. – H.W.L. Poonja, Journal, « Ni noms, ni formes » (édition établie par David Godman, traduction de Anasuya), Editions Accarias/L’Originel. – Douglas E. Harding, l’Immensité intérieure, redécouvrir notre nature originelle (édition établie par David Lang, traduction de Catherine Harding), Editions Accarias/L’Originel. – Eric Baret, le Yoga tantrique du Cachemire, Le Relié Poche.

Aujourd’hui je vais vous parler de quelques livres qui, ces derniers mois, me sont passés entre les mains (ceux qui me sont tombés des mains, à quoi bon ?). Ce seront des livres de « sages », d’hommes qui se disent ou que d’autres disent « éveillés ». Je m’expose à quelques représailles, je le sais. Car, en émettant la plus légère critique sur de tels livres, ce ne sont pas les sages que l’on risque de heurter : ils n’ont plus (en principe) d’amour-propre. Mais leurs disciples, admirateurs et dévots en ont pour eux et ne tardent pas à vous remettre à votre place : « Pour qui vous prenez-vous, misérable vermisseau, pour oser douter de l’incommensurable perfection de Swami X ou de Maître Y ? » A cela je répondrai une fois pour toutes que je ne me prends pour personne, et surtout pas pour Pierre Feuga qui – je le tiens de bonnes sources – n’est qu’un tantrique de papier et un vedantin de pacotille. J’essaie juste de garder un peu de discernement même lorsque j’admire. Je me souviens du conseil du Bouddha : « Ne mettez jamais une tête au-dessus de votre tête. » (« Si tu rencontres le Bouddha, tue-le », dit-on même dans le ch’an.)
Je n’avais rien lu jusqu’ici de Swami Prajnanpad. Je savais vaguement d’une part qu’il avait été le gourou d’Arnaud Desjardins et d’autre part qu’il avait cherché à concilier la psychanalyse et la pensée traditionnelle de l’Inde. Aucun de ces deux points n’avait pour moi, je l’avoue, une valeur fascinatrice. Car – en laissant Maître Arnaud de côté – si je ne vais pas, comme Aurobindo, jusqu’à penser que la psychanalyse est la dernière chose que l’on devrait associer au yoga ou, comme René Guénon, qu’elle est d’essence diabolique et « contre-initiatique », j’estime que, de façon générale, c’est un peu manquer de confiance dans le yoga ou dans le vedanta que de vouloir les « compléter » avec des méthodes de type freudien ou même jungien. Mais enfin je ne suis pas buté et tant mieux pour eux si certains trouvent la paix grâce à Sigmundananda. L’Eternel présent (Accarias/L’Originel) est la transcription littérale et scrupuleuse d’entretiens enregistrés de Swami Prajnanpad avec un disciple français entre 1964 et 1974. Le livre a donc d’abord un intérêt documentaire car il nous restitue vraiment, sur le vif, la démarche dialectique du maître et l’ambiance directe et vivante du dialogue. C’est à la fois sa qualité spirituelle et son défaut esthétique car, comme rien n’a été coupé, on a parfois une impression de redite, d’étirement sans fin de la pensée : aucune hésitation verbale de Swamiji ne nous est épargnée, on l’entend presque bégayer et tousser et l’on imagine les moustiques et la grosse chaleur de l’Inde… En outre, quoique très ouvert à la pensée occidentale, Prajnanpad appartient à un certain type d’Indiens qui poussent à la fine pointe de l’extrême la passion de l’analyse et de la discrimination, ce qu’on appellerait familièrement le coupage du cheveu en dix-huit. Peut-être qu’au final cela libère mais sur le coup on étouffe un peu, d’autant plus que l’interlocuteur est toujours le même et que nécessairement les réponses du sage sont adaptées à ses problèmes psychologiques (professionnels entre autres) particuliers, où l’on ne se reconnaît pas forcément. Cela dit, l’acuité, la rigueur, la cohérence de cet enseignement sont indéniables, et une profonde humanité s’en dégage, relevée par un sens de l’humour et un talent, très indien aussi, de conteur.
Krishnamurti, encore… Liberté, Amour, Action (Vega) rassemble un certain nombre de conversations, réflexions, méditations inédites du légendaire Illuminé. Je ne vais pas ressasser ici certaines réticences que m’inspire ce dernier et que j’avais exprimées – ce qui me valut quelques regards torves et réflexions acides – dans un des deux numéros d’Infos-Yoga qui lui étaient récemment consacrés. Si j’y réfléchis, il est possible que ces réticences, au fond, tiennent plutôt au personnage, à l’image, à sa bizarre destinée théosophico-messianico-californienne, qu’à l’enseignement lui-même, qui me paraît souvent juste et conforme à ce que j’aime. Il y a un ton, une musique krishnamurtienne qui sont, de toute façon, uniques, quoique souvent imités. Dans ce livre posthume, ce charme apparaît intact ou retrouvé. C’est du bon Krishnamurti.
Je n’ai jamais rencontré Poonja mais j’avais été très sensible à la force caustique qui se dégageait d’un de ses livres d’entretiens déjà traduits : le Réveil du lion (Editions du Relié, 1993). Ce Journal qu’il a tenu entre 1981 et 1991 est très digne d’intérêt car il montre comment un homme, en principe « réalisé », considéré comme un « libéré vivant », peut encore dans le silence de sa chambre et l’intimité de son cœur poursuivre une forme de « recherche » (« il n’y a pas de fin à la compréhension », écrit-il, dont acte) et se heurter encore à des « doutes », bien subtils aux yeux des non-Eveillés que nous sommes (mais quand on lit les derniers livres de notre Eveillé national, Stephen Jourdain, on a la même impression, troublante, et l’on finit par se demander si « être Eveillé » ça vaut vraiment le coup ou si ça n’est pas une vraie calamité, un truc à ne pas souhaiter à son pire ennemi !). C’est souvent à travers des rêves (qui nous disait que les Eveillés ne rêvent plus ?) que Poonja semble progresser vers les révélations ultimes. On est ici dans le droit fil de l’advaita (Poonja est un disciple direct de Ramana Maharshi) mais il est étonnant de voir, chaque fois, comment la même Vérité « non duelle » peut se refléter dans des cristaux différents : le Maharshi si doux et si serein, Nisagardatta presque brutal et grincheux, Prajnanpad pointilleux et tatillon comme un comptable jaïn, Krishnamurti sec et chic sous les feuillages frémissants, et Poonja tonique, flambant, rugissant, très ancien militaire… mais plutôt perplexe et tristounet quand il est tout seul.
Et nos « sages » à nous, je veux dire occidentaux (si cette distinction entre Orient et Occident a encore un sens, ce dont je doute) ?… J’en ai retenu deux, pour ce printemps tourmenté : Douglas Harding et Eric Baret. Le premier est cet Anglais nonagénaire, alerte, intuitif et doué d’humour, qui découvrit, en marchant dans l’Himalaya il y a une cinquantaine d’années, qu’il n’avait pas de tête. Depuis il en a un peu fait, de cette acéphalie métaphysique, sinon son fonds de commerce, du moins sa pomme de Newton, sa méthode et le thème des ateliers qu’il anime à travers le monde, apprenant aux gens, au moyen d’exercices simples et directs, à découvrir qu’eux non plus n’ont pas de tête. La plupart jouent à en être persuadés, bien qu’on n’en ait vu aucun jusqu’ici le démontrer crânement, en se la coupant par exemple. Mais bien sûr, sous tout cela, il y a une recherche intéressante sur le mental et le non-mental, dans un esprit proche du vedanta et du ch’an. Et ce recueil d’entretiens, l’Immensité intérieure (Accarias/L’Originel), est un des plus aboutis et des plus pénétrants qu’ait publiés l’auteur, qui maîtrise à fond l’art du dialogue et de la maïeutique.
La collection Relié-Poche, enfin, nous propose sous le titre (pas très bien choisi) le Yoga tantrique du Cachemire une réédition du livre d’Eric Baret intitulé naguère L’eau ne coule pas (les éditeurs actuels ont un peu trop tendance à pratiquer ce genre de rééditions en changeant simplement de titre, ce qui pourrait être acceptable mais à condition tout de même d’avertir le lecteur). J’aime bien ce qu’écrit Baret, ou plutôt ce qu’il dit puisqu’il se défend de savoir écrire. Ce n’est pas seulement parce qu’il poursuit avec sincérité et énergie le travail de Jean Klein mais aussi parce qu’il a son style propre, son coup d’œil et son coup de patte, un ton âpre, abrupt, inventif, en contraste avec l’aspect un peu minéral et pas très commode du bonhomme. Il est bien parti pour n’arriver nulle part. Dieu fasse qu’il ne devienne jamais un sage !
Mais j’en ai trop dit. Gare aux gourous en courroux !
Pierre Feuga


 

UNE SEMAINE ORDINAIRE

 

 

Lundi  : Joie ! Pleurs de joie ! Je suis enfin fixé sur les origines du yoga. Cette découverte impromptue met fin aux longues et âpres querelles qui ont déchiré le monde savant : tenants d’une origine âryenne contre tenants d’une origine dravidienne, sans oublier les aimables rigolos qui penchaient pour l’Egypte, l’Iran, l’Atlantide ou l’étoile Aldébaran. Rien de tout cela. Le yoga est nippon et date exactement de 1882 (après Jésus-Christ, non avant, comme vous seriez, à la limite, prêts à l’accepter). Je tiens cette précision foudroyante d’une dame venue prendre un cours de yoga avec moi. Je ne pus réprimer une première expression dubitative qu’elle interpréta comme un signe d’ignorance grave (un monsieur qui prétend enseigner le yoga et ne sait même pas de quand ça date ni d’où ça vient !). Devant mon ahurissement persistant et mon manque d’arguments qui devait me donner un air plus idiot que d’ordinaire, elle m’assena la preuve fatale : elle l’avait entendu la veille à la télévision dans l’émission « Qui veut gagner des millions ? »

Après enquête, je découvris que la question de Jean-Pierre Foucault portait non sur le yoga mais sur le judo : le judo fut en effet « inventé » – ou « réinventé » à partir de techniques anciennes – par le Japonais Kano en 1882. Ce n’est pas cette même dame, mais une autre, un peu moins délicate, qui, sachant que j’enseigne également le Tai-chi, m’interpella d’un martial : « Ah, c’est vous, le Tai-chieur ? »

 

Mardi  : Je reçois un livre de hatha-yoga fraîchement édité. Généralement, je vous l’avoue, ce genre d’ouvrages me tombe des mains : j’en ai trop lus, j’en ai trop vus (que fera la nouvelle correctrice d’Infos-Yoga devant les s que je mets à « lus » et à « vus » ? Ancien correcteur moi-même, je lui tends ici un piège ; en cas d’hésitation qu’elle demande à Mathieu, que Pivot consulte régulièrement pour ses « dictées »). Et puis comprenez l’embarras d’un homme qui enseigne le yoga, écrit dans une revue de yoga et doit porter un jugement sur des livres de yoga. Ou bien il appartient à la même école et versera facilement dans le dithyrambe. Ou bien il pratique une méthode différente et la moindre critique qu’il émettra lui vaudra des ressentiments tenaces (c’est qu’on est susceptible dans ces milieux-là, je vous conterai une autre fois certains crêpages de chignons shivaïtes et craquements de chakras fédératifs auxquels j’ai assisté). Alors, le plus souvent, prudent ou bon confrère, il choisira de dire du bien du livre, même s’il ne l’a pas lu, ou se contentera de recopier la quatrième de couverture. Mais, n’ayant pas parmi mes défauts l’hypocrisie, je ne mange pas de ce riz-là : je suis un des rares critiques qui lit réellement les livres dont il parle et c’est sans doute pour cela qu’on me trouve parfois la dent dure, alors que j’ai juste de l’appétit... Pour en revenir aux différentes méthodes de hatha-yoga, il est très difficile d’affirmer que l’une est supérieure à l’autre. Il est en revanche assez facile, avec un peu de flair, d’écarter des méthodes qui n’en sont même pas du tout, des caricatures ou des parodies de yoga qui ne valent même pas une bonne gymnastique. Mais quand il s’agit de yogas « traditionnels » – quoique ce mot aussi soit aujourd’hui mis à toutes les sauces –, comment, de quel droit décider que ce yoga-ci est « inférieur » et ce yoga-là « supérieur » ? Quiconque parcourrait l’Inde du cap Comorin à la frontière népalaise et du Cachemire au Bengale trouverait, je suis prêt à parier mon turban sikh reçu à Hemkund, trente façons de faire le Cobra ou la Pince , bhastrika ou kapalabhati, toutes « traditionnelles » et transmises par des « lignées » patentées. Quant aux professeurs européens et américains, ils ont tant tripatouillé le yoga depuis soixante ans qu’on ne sait plus très bien – ni eux-mêmes – ce qui vient de la Tradition et ce qui est de leur propre invention. Mais tout ça n’est pas grave, tout va bien. Et, disant cela, je ne mets cependant pas toutes les méthodes sur le même plan, je n’affirme pas que toutes, dans l’absolu, se valent. Simplement, si vous suivez avec sérieux, constance, vigilance l’une ou l’autre, vous arriverez à un certain résultat. Mais vous n’arriverez pas au même résultat en suivant Van Lysebeth et Iyengar, Desikachar et Eric Baret (je cite ici des noms que je respecte mais non les seuls respectables : que personne ne se sente dédaigné et commence à remuer la crête). Car, même si aucun yoga authentique ne saurait être exclusivement physique ou subtil ou spirituel, il y a presque toujours une couleur, une orientation, une perspective qui prédominent, si bien que, quand on a un peu bourlingué sur les mers yogiques, on reconnaît très vite, à tel signe corporel (une nuque un peu raide, un menton un peu rentré, un bassin un peu rétroversé ou au contraire tamoulesquement cambré et serpentin, une façon de déglutir, de bâiller, de révulser les yeux ou de faire bruyamment pipi) ou à tel tropisme psychique (gravité, légèreté, austérité, sensualité, tendance à pontifier ou à se la jouer tantrique), on reconnaît donc de quelle fabrique sort un élève et par quel maître il a été formé, formaté ou formolé. Telle méthode va vous ancrer dans le corps (parfois ce sera dur de lever l’ancre), tel autre vous gonflera les lotus, une troisième vous ouvrira le cœur. Donc, amis dont le choix n’est pas encore définitif, ne vous trompez pas, ou plutôt trompez-vous, c’est sain et nécessaire. Un seul conseil : ne suivez jamais Pierre Feuga car il n’a pas de méthode, c’est un agent de la non-voie infiltré dans les voies, un guénonodule incontrôlable, un amoral d’Almora.

 

Mercredi  : Je reçois un livre américain d’un barbu réjoui qui rayonne de toutes ses dents un Eveil improbable mais chromé. Encore un non-dualiste, encore un Eveillé ! Il n’y a plus que ça, nous vivons une époque merveilleuse. Ah ! comme j’aimerais encore rencontrer un vrai dualiste, têtu, borné, batailleur, à l’ancienne ! Il n’y en a plus (sauf en politique et en sport, mais là c’est inévitable, comment gagner sans adversaire ?). Aujourd’hui tout le monde est non-dualiste ; d’ici dix ans l’Eveil sera devenu obligatoire et, pour les rares non-Eveillés réfractaires dont je ferai partie, les non-Eveillables pathologiques il y aura des soutiens psychologiques et j’espère une assistance sociale, et parfois des cellules de crise au plus haut niveau lorsqu’un de ces fossiles ténébreux revendiquera avec trop de force son droit imprescriptible au non-Eveil.

Donc cet advaitin américain, qui n’a d’ailleurs pas l’air plus niais qu’un autre, a écrit, en toute modestie, des sûtras où il mélange des pensées (qui se donnent plutôt comme des non-pensées, le mental a de ces ruses !) avec des citations réelles tirées du Vedanta, du Chan, du Tantra (ce pot-au-feu non duel est aussi très tendance, au point que je me demande si moi aussi, pour améliorer mes fins de mois, je ne devrais pas écrire des « Feuga-sûtras »). Pour être juste, cela ne manque pas de goût, ce n’est pas lourd, pas indigeste, c’est nirvâné à point, dégraissé à la shûnyatâ et recommandé par les bons guides, – cet Eveillé en effet se rattache à une lignée de non-dualistes indiens qui se caractérisent par une extrême laideur physique (laquelle cache sans doute une immense beauté intérieure), les uns sont décharnés, les autres adipeux, et presque tous, sur les photos, arborent un air grognon, verrouillé, pas commode, genre Eveil qui plombe, c’est bizarre quand même, ne peut-on être non-dualiste et beau ou du moins souriant ? Voyez Ramana Maharshi, Shri Aurobindo, Krishnamurti, Jean Klein, ils essayaient de vous tirer vers le haut (ou vers le centre, c’est pareil) par leur regard, par leur sourire. Les derniers Eveillés du kali-yuga soit font la gueule, soit sourient comme des représentants de commerce. OM Durgâyai namah.

 

Jeudi  : Coup de téléphone guilleret. On m’invite à la télé pour une émission sur le tantrisme (ce n’est pas la première fois et, pour les mêmes raisons, cela n’a jamais abouti). Je demande à la secrétaire de l’animateur (Méditer-c’est-tromper ?) : « Le tantrisme ou le sexe ? » Il est évident, à son rire pas même gêné, qu’elle ne fait pas la différence : le thème de l’émission serait évidemment le sexe mais je pourrais donner mon point de vue de « tantrique » (tant triste !) sur le sexe. Elle est étonnée de mon refus (je me sens immédiatement classé dans les puritains graves) mais, brave fille, s’en fout ; elle me demande juste si je peux lui recommander quelqu’un d’autre, homme ou femme. A part Abhinavagupta – mais il est très pris, avec tout ce qui se passe au Cachemire – je ne vois personne.

 

Vendredi  : Je feuillette un livre de yoga (le même que mardi) debout dans le métro. Un type se penche vers moi : « Faites gaffe ! Ces trucs-là c’est dangereux. » Je feins l’émoi du novice, la stupéfaction bafouillante, la candeur abusée : « Vous croyez ? Vraiment ? Si j’avais su… » Il n’a pas le temps de m’expliquer, car il descend à la prochaine. Mais il me glisse en descendant, d’un ton sentencieux : « Prenez garde, ces trucs-là… »

 

Samedi  : Il n’y a pas que l’Inde qui rend zinzin. La Chine aussi. Alors que je finis mon cours de Tai-chi dans le parc, un monsieur qui nous observait depuis un moment (et je m’observais en train de l’observer m’observant : excellent exercice) s’approche d’un air mystérieux : « Excusez-moi, me dit-il, je ne vais pas vous déranger longtemps, je n’ai qu’une seule question à vous poser et votre réponse suffira à m’éclairer. – Posez-la. » Il me scrute au plus profond et d’une voix lente, caverneuse, ésotérique : « Si je vous dis Phénix rouge, cela vous évoque-t-il quelque chose ? » Je réponds platement « Non », bien que j’aie une vague apparition d’un hybride Cocteau-Lénine. « Je vous remercie », dit-il avec un demi-sourire entendu, et il me tourne le dos comme s’il venait de démasquer un membre de la secte du Dragon vert.

 

Dimanche  : Noël approche et je recule. Je régresse dans une enfance où Noël voulait encore dire quelque chose. Pas tantrique pour un sou, j’allais à la messe de minuit avec ma grand-mère berrichonne pendant que mes parents, qui croyaient plus en l’amour qu’en Dieu, préparaient le réveillon. Je m’endormais presque au-dessus de l’oie rôtie (envoyée par la grand-mère gasconne), retrouvais des forces au dessert et, au matin, c’était mon frère qui me réveillait avec de grands cris émerveillés : « Pierrot ! Pierrot ! Il a passé ! » Il, c’était bien sûr le Père Noël qui n’avait pas beaucoup de fric après la guerre, mais qui avait posé dans mes petits souliers le Trésor de Rackham le Rouge (à 62 ans, je continue à préférer Hergé à Patanjali). Aujourd’hui cette période des « fêtes » est celle que j’aime le moins dans l’année. Non pas parce que je ne suis plus chrétien. Mais parce que, malgré shivaïsme et tantrisme, j’ai dû le rester un peu… L’histoire du christianisme commence avec Jésus et finit avec le Père Noël.

Pierre Feuga


INTERVIEW

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je reconnais qu’ils frôlent le paradoxe. On associe souvent la plénitude à l’expérience védique, à la sensibilité upanishadique : ce monde est « plein », plein de divin, saturé d’être, de conscience, de béatitude. D’un autre côté la notion de vide, de vacuité n’est pas étrangère à l’Inde, on la trouve bien sûr dans le shivaïsme du Cachemire mais aussi, en filigrane, dans la Mândûkya-upanishad et la Kârikâ de Gaudapâda (deux textes chers à mon cœur), en relation avec une approche négative, « apophatique » comme disent les savants, du Réel (ne jamais dire ce qu’est le Réel mais dire ce qu’il n’est pas). Pourtant, plus généralement, on associe le vide ou la vacuité au bouddhisme Mahâyâna. Je n’ai pas la prétention, dans ce stage, de réconcilier deux « frères ennemis » que seraient le Vedânta et le bouddhisme à travers les noces de la plénitude et de la vacuité. Mais enfin, c’est pour moi une manière de rendre hommage à deux traditions qui m’ont également nourri. Quant à parler d’un « yoga non duel ou non dualiste » (advaita-yoga), c’est encore un paradoxe pour la bonne cause, puisque le yoga classique repose sur un dualisme de base emprunté au Sâmkhya (Purusha et Prakriti, l’Esprit et la Nature), même s’il se donne pour but de le dépasser. Or, dès le départ, ainsi que me l’a enseigné Jean Klein, la perspective non duelle doit être affirmée, elle ne doit pas être située dans un « ailleurs », dans un « après », elle ne doit pas être conçue comme un « idéal ». Ce n’est pas un simple point de philosophie, cela change complètement l’esprit de la pratique ( même corporelle ou respiratoire) par rapport au yoga de Patanjali ou d’autres, où tout est savamment construit, organisé, hiérarchisé, où l’on est toujours dans la progression, l’effort, l’évolution. Dans l’advaita pas de progression, pas d’évolution, pas d’effort. Tout ce qui apparaît dans l’instant est forcément parfait, est déjà réalisé. Si ce n’est pas ici, ce n’est nulle part. Si ce n’est pas maintenant, ce ne sera jamais…

 

- Dans notre premier entretien vous avez évoqué des thèmes tels que la non-dualité, la vacuité, la plénitude, la shakti, l’Eveil. Ces mots ont un fort pouvoir d’attraction mais leur sens n’est pas forcément clair pour tout le monde. Pouvez-vous nous apporter quelques précisions ?

 

- Clarté… précision… Je crois en effet qu’il faut tendre vers cela, mais sans illusions excessives. Vous savez, à part Jean Klein, l’homme dont la pensée m’a le plus influencé et formé est René Guénon, que quelqu’un a appelé, avec un peu de malice, le « Descartes de l’ésotérisme » (en fait Guénon détestait le rationalisme de Descartes). J’ai une très grande admiration pour l’œuvre de Guénon, aucun Occidental n’a poussé plus loin la rigueur intellectuelle, la probité, la capacité de discernement. Tous les gens qui s’intéressent, non seulement à l’hindouisme et au yoga mais à la spiritualité en général, devraient lire et relire ses livres. Surtout dans une époque de confusion et de mystification comme la nôtre. Dans mes propres ouvrages, à un niveau plus modeste, je m’efforce à la clarté ; et dans la vie, dans les rapports humains, je privilégie la simplicité, j’ai sans doute des défauts mais je ne joue pas un personnage, je ne me prends ni ne me prendrai jamais pour un gourou… Cela dit, pour en revenir à vos questions, je vois les limites de la clarté et de la précision. Les mots, même si vous les choisissez avec le maximum d’attention, sont toujours insatisfaisants et réducteurs. On ne peut pas tout dire et on ne peut pas tout comprendre avec les mots. Pour que l’intuition se libère, il faut du silence, du repos, un certain abandon de la parole. Prenons un exemple immédiat : pour notre stage d’été en Ardèche, j’ai annoncé qu’il serait souhaitable que chaque jour, peut-être une heure, ou un peu plus ou un peu moins, nous ayons un « entretien » (pardon pour le mot sanskrit satsang s’il vous paraît prétentieux). J’ai précisé « entretien verbal et plus que verbal ». Eh bien, d’après les premiers échos que j’ai reçus, ce « plus que verbal », pourtant bien innocent, aurait troublé certaines personnes. De grâce, qu’elles n’aillent pas imaginer je ne sais quels rituels ténébreux ou télépathie mystique ! Ce que je voulais simplement dire, c’est ceci : un échange spirituel, pour être fructueux, ne doit pas rester au niveau verbal, discursif, analytique, rationnel. Il faut que votre question émane de votre être profond, qu’elle ne soit pas juste pour vous informer ou vous mettre en valeur. Sinon vous obtiendrez une réponse du même niveau, qui ne sera utile ni à vous ni au groupe.

 

- Autrement dit, vous ne souhaitez pas qu’on vous pose des questions d’ordre culturel ?

 

- Il y a un temps pour tout. J’ai écrit des livres théoriques sur le tantrisme, le vedânta, le yoga et il en existe beaucoup d’autres. Je regrette la paresse intellectuelle qu’on observe chez beaucoup d’aspirants qui, par ailleurs, mettent la barre très haut et vous parlent dès la première rencontre d’Eveil, de samâdhi, etc. Ils veulent tout de suite la médaille sans faire la course ! Moi je ne suis pas « anti-intellectuel », j’invite les gens à lire de bons livres, à étudier les textes sacrés, à ne pas croire qu’on connaît le yoga parce qu’on sait faire la Chandelle et bhastrikâ. Lisez les upanishads, Gaudapâda, Shankara, Abhinavagupta ou, dans d’autres traditions, Nâgarjuna, Lin-tsi, Ibn Arabî, Maître Eckhart. Tous ces maîtres pointent dans la même direction, vers le « non-duel »… Voilà, ça c’est le temps de l’étude, de la théorie, de la doctrine : c’est excellent. Mais quand vous pratiquez (et le dialogue que nous aurons sera une pratique à part entière), oubliez vos références culturelles. Ne posez pas des questions dont vous pourriez trouver la réponse dans un dictionnaire ou sur Internet. Soyez spontané sans chercher à l’être, soyez vous-même. Que notre échange ne soit pas de mental à mental ou d’ego à d’ego mais, si possible, de cœur à cœur. Et je ne mets pas de pathos dans le mot « cœur » : je pense à l’« œil du cœur », à l’intelligence directe du cœur… Tout cela étant dit, je ne me dérobe pas à vos questions : on va essayer de remettre des mots, une petite couche de peinture !

 

- La non-dualité ?

 

- Par advaita, il faut entendre : ni un ni deux. La non-dualité n’est évidemment pas la dualité, ce n’est pas 2, mais ce n’est pas non plus l’unité, ni encore moins l’amalgame. Il y a tant d’équivoques à ce propos ! Beaucoup de gens, même en Inde, conçoivent la non-dualité comme une sorte de magma indistinct, où n’importe quoi vaudrait tout et tout n’importe quoi. Cela va dans le sens confusionniste de notre époque et donc il est à craindre que l’advaita ne soit bientôt récupéré, comme l’a été le Tantra, récupéré, caricaturé, dénaturé. Avec certains gourous, américains entre autres, c’est en bonne marche. Tout le monde sera non-dualiste mais certains seront un peu plus non-dualistes que les autres : les gourous en question qui, au nom de la non-dualité, vous plumeront généreusement ou vous mettront dans leur plumard, selon la tendance dominante de leur non-dualité, mais d’ailleurs l’une n’empêche pas l’autre. Par conséquent, qu’un maître se présente à vous en tant que « non-dualiste » n’est pas du tout une garantie de compétence et de pureté. Il vaut encore mieux un honnête dualiste sans prétention qu’un faux non-dualiste malhonnête.

 

- Et un vrai non-dualiste honnête ?

 

- Il en existe bien sûr mais pas tant que ça. L’heure des Ramana Maharshi est révolue… Parfois l’enseignement est bon, juste, rigoureux, convaincant. Mais quand on approche la personne, qu’on la voit évoluer dans le quotidien, il arrive qu’on déchante, qu’on tombe même de très haut. C’est le grand problème de la spiritualité et de la morale. Il s’agit de deux choses différentes et cette distinction arrange bien certains soi-disant gourous. C’est vrai : un homme peut être un alcoolique, un débauché, un assassin et atteindre un haut niveau de conscience. Il pourra vous apprendre davantage qu’un autre dont la vertu est irréprochable. Mais l’idéal est tout de même de rencontrer un être qui, comme vous dites, soit à la fois « réalisé » et « honnête » : le mot est un peu plat, disons dépourvu d’esprit de pouvoir et de possession. Ce sont pour moi les seuls critères éthiques. Je suis tolérant ou indifférent envers bien des faiblesses humaines mais je n’aime pas ceux qui exploitent les autres, financièrement, psychiquement ou sexuellement. Tout en sachant qu’ils ne sont pas seuls coupables car on dirait que certaines personnes ne demandent qu’à être exploitées, recherchent avidement la soumission. Sinon comment expliquer l’incroyable succès de tant de faux gourous et de charlatans ? C’est, dans un autre registre, comme les dictateurs : ils n’arrivent pas par hasard, ce sont les peuples qui les fabriquent.

 

- Vous voulez dire que dans ces déviations de l’enseignement la responsabilité entre le maître et les élèves est réciproque ?

 

- On le dirait. Certains élèves tirent le maître vers le bas. Bien sûr quand celui-ci n’est pas assez puissant pour les tirer vers le haut. La corruption est réciproque.

 

- Et la vacuité ? Ce mot est à la mode mais quel sens lui donnez-vous ?

 

- Ce n’est pas un concept, c’est une expérience. Avant de prendre une posture de yoga, soyez vide ; pendant la posture, soyez vide ; la posture finie, restez vide. A un niveau primaire, cela veut dire soyez détendu : les muscles, les articulations. Soyez détendu, tranquille, plein d’espace, sans souci du temps, de la durée. Mais bien sûr la vacuité est beaucoup plus que cela. Elle est dans l’esprit. C’est ne pas saisir, c’est ne pas vouloir saisir, mais il n’y a pas de volonté là-dedans au sens habituel. Vous ne faites rien pour saisir ou ne pas saisir. Par exemple vous voyez que le problème de la pensée est un faux problème. Il y a de faux maîtres de méditation qui vous disent : Ne pensez à rien. Alors forcément vous pensez à ne pas penser et c’est pire. En réalité, penser ou ne pas penser n’a aucune importance, c’est sans aucun rapport avec l’état méditatif. Dans votre espace, qui n’est ni permanent ni non-permanent (car permanence ou impermanence, ce sont encore des concepts à jeter à la poubelle)… dans cet espace sans contours donc, ça va penser ou ne pas penser, on s’en fout ! Il n’y a aucun obstacle, le seul obstacle c’est notre croyance obstinée qu’il doit y avoir des obstacles, nous nous fabriquons des obstacles, des difficultés, des épreuves, un scénario d’enfer et purement imaginaire.

 

- Et pourquoi ?

 

- Mais pour nous sentir exister. Notre seule vraie panique, c’est de ne plus exister. Nous préférons être torturés sur la roue plutôt que de réaliser que nous ne sommes rien, ou plutôt personne.

 

- A supposer que nous réalisions cette vacuité, comment peut-on, ou comment peut-elle, basculer ou se résorber dans la plénitude ?

 

- Notez que le basculement peut s’opérer dans les deux sens, et en un clin d’œil, parce qu’en réalité vacuité et plénitude sont une même chose… ou non-chose. Mais là encore méfions-nous des concepts : vacuité, plénitude. Si on pense et si on oppose ainsi, ou si on cherche un lien, une pseudo-synthèse, on est dans la dualité. Tout est piège et rien ne l’est. Vous dites : « réaliser le vide », mais très souvent il s’agit d’un faux vide, qu’on ne va pas tarder à remplir avec un nouvel objet. Le vrai vide est ce que la tradition chinoise appelle « vide de vide » : un vide qui a évacué la notion de vide elle-même, on est vide mais sans savoir qu’on est vide, on ne se pose plus la question et surtout on ne s’attache pas à ce vide obtenu, sinon ce vide redevient un « objet ». La plénitude, c’est pareil. Eprouvez-la dans votre corps, à certains instants de bonheur intense et tranquille. Comme certaines longues soirées de juin à la campagne. On n’a plus besoin de rien, on a le monde entier en soi. Le monde est plein, je suis plein du monde. C’est bouleversant, on a envie de pleurer et si on a envie on doit le faire. En pratique, le prânâyâma peut vous aider à approcher ces deux expériences de la vacuité et de la plénitude : à la fin de l’inspir et à la fin de l’expir, à condition que vous viviez cela avec une totale conscience. Mais la vie sans cesse nous offre des failles à travers lesquelles nous pouvons nous glisser ou nous engouffrer dans cette splendeur, la splendeur de la banalité…

 

- Cela nous amène à la Shakti peut-être: quel rôle joue-t-elle dans le travail que vous nous proposez ?

 

- Gardez-vous d’oublier la Shakti car sans elle aucune réalisation n’est possible. Dans beaucoup de légendes le héros délivre la princesse mais, chez nous, c’est la Dame qui délivre le guerrier. Certains sages disent : le monde est une illusion totale, Mâyâ . D’autres disent : le monde n’est pas une illusion, c’est une puissance, une énergie, Shakti . Les deux points de vue sont valables mais le second, qui est plus tantrique, me paraît plus dynamisant, plus adapté en tout cas aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui. Le problème cependant avec ceux qui découvrent cette Shakti est qu’ils veulent la contrôler, s’en rendre maîtres. C’est du « machisme spirituel » – bien que certaines femmes (à l’animus trop développé, comme disait ce bon vieux Jung) ne soient pas exemptes de cette soif de pouvoir, de ce besoin de contrôle. Alors les ennuis commencent : on croit pouvoir tout régler à coups de bandhas, mudras, mantras, jeûnes et autres trucs, on se vautre, on se roule dans l’énergie, et tôt ou tard c’est la faillite assurée. Car la Déesse est indomptable, et vindicative, sans pitié pour ceux qui prétendent la dominer sans en avoir l’envergure. Elle demande de l’amour, du respect, du doigté, de la douceur, je n’ai pas dit de la mièvrerie ou de la niaiserie. Il faut beaucoup d’humilité et de témérité à la fois pour suivre cette voie sans s’y perdre. Mais, selon moi, c’est la plus belle des voies.

 

- Peut-on l’enseigner ?

 

- Oui, mais par éclairs, pas d’une façon méthodique. En fait, les rares êtres faits pour cette voie se sentent entre eux, se reconnaissent intuitivement, ils n’ont pas besoin de se recruter par annonces. Le travail initiatique se fait tout seul. Dès que l’élève est branché là-dessus, dès qu’il a trouvé la bonne longueur d’ondes, le maître n’a plus grand-chose à faire. Juste un petit coup de pouce, un accompagnement. Après il se retire, le seul problème vient des maîtres qui restent, qui, comme disent les jeunes, « tapent l’incruste ».

 

- Ou des élèves qui s’attachent… ?

 

- Si le maître se retire, l’élève se détache : c’est un seul mouvement. C’est cela pour moi, la vraie initiation. La question des « lignées » est secondaire, presque « mondaine ».

 

- Pourtant vous vous référez à René Guénon qui attribuait la plus grande importance à la régularité de la transmission initiatique.

 

- Il avait raison dans l’absolu. Mais la plupart des gens aujourd’hui cherchent le rattachement à une « lignée » pour se rassurer ou se faire mousser. Il y a aussi, il y a toujours eu des transmissions informelles, irrégulières au sens strict. Bien sûr ce n’est pas facile en cette matière de discriminer le vrai du faux. Mais au point du kâli-yuga où nous en sommes, on ne peut guère se permettre de faire le difficile, il faut prendre des risques. Au final, la Shakti reconnaîtra les siens.

 

- Vous croyez donc au kâli-yuga, à une proche « fin des temps » ?

 

- Je ne cultive pas le style prophétique et apocalyptique. Mais comment ne pas sentir que nous vivons la fin d’un cycle important de l’humanité, la fin de la pensée hiérarchique, religieuse, traditionnelle ? Je ne crois pas du tout à un « retour du religieux » dans le monde, du moins sans bouleversement extrême qui rendrait ce monde méconnaissable. Ce à quoi nous assistons, ce n’est pas à un renouveau mais à une décomposition accélérée et qui va encore s’accélérer, il va falloir s’accrocher aux branches ou bien rester suprêmement froid, à vous de voir. Mais ce serait trop long et peu utile de développer cela. Et d’ailleurs, que la fin soit pour demain ou dans vingt ans, cela ne me rend ni pessimiste ni optimiste, cela ne m’enlève pas le goût de pratiquer, d’enseigner, d’écrire. Si je me suis incarné à cette époque, que par certains côtés j’abomine et que par d’autres côtés je trouve splendide, il doit bien y avoir une raison ou, s’il n’y en a aucune, c’est encore plus génial. Au moment où je vous parle, j’accepte le jeu et je le joue.

 

- Et l’Eveil alors ? Est-ce que ça serait ça pour vous, cette acceptation totale du « jeu » ?…C’est un sujet en tout cas qui vous est cher puisque vous publiez un nouveau livre où ce mot figure ?

 

- Oui, l’année dernière j’ai publié une traduction de la Mândûkya-upanishad et des kârikâs de Gaudapâda, de loin le meilleur livre, en tout cas le plus sérieux, le plus consciencieux que j’ai écrit, le seul qui m’évitera peut-être de me réincarner en mouette rieuse ou en prof de yoga à Hollywood. Mais, peut-être pour ces mêmes raisons, il n’a aucun succès, il parle de l’être, du non-être, du brahman absolu, du yoga sans contact : bref l’horreur !... Je ne sais pas si Pour l’Eveil sera lu davantage mais en tout cas c’est un livre nettement plus facile à lire avec ses 64 chapitres dont certains ne font que quelques lignes, c’est idéal pour le métro. J’en ai écrit la première version en 1989, à la campagne et en une semaine. C’est le plus « personnel » de tous mes livres, je veux dire dans le ton, car le thème est évidemment « impersonnel ». Ce livre était épuisé et j’ai imaginé de lui donner une suite, seize ans plus tard. Mais ce qui est venu, en une semaine aussi, m’a surpris moi-même. C’est la même chose, c’est la même expérience, mais c’est très différent, peut-être beaucoup plus violent ou plus cru. Je sens que dans certains milieux spiritualistes je vais être définitivement « grillé »…

 

- Vous aimez provoquer, polémiquer ?

 

- Par tempérament, pas du tout. Au plus profond je suis quelqu’un de très traditionnel, toujours au sens que René Guénon donnait à ce mot : c’est-à-dire que je ne suis pas socialement ou intellectuellement conformiste, conservateur, mais j’ai le respect, le goût, l’instinct du sacré, je ne supporte pas ce qui est inauthentique. Et à notre époque, celle de la Grande Parodie , quelqu’un comme moi n’est pas à la fête ! Alors je me bats avec mes armes, l’humour en fait partie, et il fait d’ailleurs partie de la tradition tantrique et alchimique, voyez Rabelais chez nous, du temps que les Français n’avaient pas la télé, aimaient rire, pas ricaner mais rire. La comédie humaine m’amuse encore et je ne crois pas être méchant. Je ne fais que dégonfler en passant quelques baudruches, qui se regonfleront d’ailleurs d’elles-mêmes, je n’égratigne que ceux qui se prennent trop au sérieux, qui « se la jouent » Tantra, advaita, zen, arts martiaux, etc., tous ceux qui prennent des airs supérieurs d’initiés… oui, avec ceux-là, je manque peut-être un peu de charité chrétienne. J’ai la compassion parfois un peu mordante. Le jour où je deviendrai tout miel, il faudra vous inquiéter.

 

- Revenons à ce livre…

 

- Il est simple et atrocement direct. C’est aux lecteurs maintenant de dire si quelque chose là-dedans les touche ou les laisse froids. Pour l’Eveil inaugure une collection d’ouvrages dont j’ai pris la responsabilité littéraire. Almora (c’est le nom de cette nouvelle maison d’édition) est né de ma rencontre avec un éditeur pratiquant le yoga. Nous allons essayer de faire du bon travail, de publier des livres à la fois originaux et rigoureux, ouverts sur toutes les traditions. Nous commençons par un carnet de voyages spirituel, 22 cartes d’Asie, dû à un ancien diplomate et grand poète, Georges Sédir ; aussi des nouvelles d’Ariane Buisset, la Poignée de riz du Bouddha . Suivront de très bons auteurs, Jean Papin, Eric Baret qui prépare un livre de première main sur l’enseignement technique de Jean Klein. Et d’autres livres encore avant la fin de l’année, plus, nous l’espérons, une collection de poche vouée à des rééditions de textes devenus introuvables. Tout cela, si la Déesse me prête vie, va m’occuper dans les années qui viennent.

 

- Après cet essai sur l’Eveil, avez-vous d’autres projets de livres ?

 

- Je voudrais écrire un roman, que je porte en moi depuis trop longtemps, la fin de la grossesse devient difficile ! Je ne dirai pas un « roman initiatique » car on abuse énormément de cette expression aujourd’hui. Et je ne veux pas non plus, comme font certains, présenter comme « authentique » un récit qui ne proviendrait que de mon imagination ou de références livresques piquées à droite et à gauche. En annonçant que c’est un roman je me sens plus libre, même pour transcrire certaines choses qui me sont réellement arrivées, mais le lecteur ne saura jamais lesquelles, à quoi ça lui servirait ? Il y a des moments où la fiction permet une expression plus complète, et finalement plus juste, de certaines réalités spirituelles que les traités didactiques. Ce roman sera nourri de mes voyages, tant extérieurs qu’intérieurs, il parlera, sans pesanteur j’espère, du tantrisme, de l’alchimie, du yoga, de l’Eveil. En ce qui concerne le tantrisme notamment je me démarquerai du discours hédoniste ambiant qui voudrait nous faire croire que dans cette voie on va de plaisir en plaisir, de papouille extatique en orgasme démultiplié, que « tout le monde il est beau tout le monde il est tantrique », alors qu’il peut s’agir d’une quête terrible et douloureuse, une « passion », presque au sens christique du terme. Mais me voilà trop grave. J’aimerais qu’on lise ce futur livre comme un roman d’aventures et que le sens plus profond, s’il y en a un, pénètre le lecteur comme à son insu… Mais cela nous éloigne du stage de cet été.

 

- Pas vraiment !

 

- Non, vous avez raison, pas vraiment. Cet été aussi, nous allons voyager. Et essayer d’écrire ensemble le premier chapitre d’un livre blanc.

 

Bibliographie

112 méditations tantriques, le Vijnâna-Bhairava (L’Originel)

Cinq visages de la Déesse (Le Mail)

Le bonheur est de ce monde (L’Originel)

Tantrisme (Dangles)

Le Yoga , avec Tara Michaël (Que sais-je ?

L’Art de la concentration (Albin Michel)

Le Chemin des flammes (Trigramme)

Comme un cercle de feu (L’Originel)

Pour l’Eveil (Almora)



Eric Baret, YOGA, corps de vibration, corps de silence, 352 p., 25 euros, Editions Almora, 2006.

 

Sur la doctrine shivaïte du Cachemire il existe déjà quelques bons livres, en français et en anglais. Ce qui manquait, c’était un ouvrage exposant l’aspect pratique du yoga cachemirien, du moins dans les limites du possible, car l’essentiel du Trika, comme de toute voie tantrique authentique, a toujours été transmis hors des mots. Eric Baret nous avait jusqu’ici proposé des recueils d’entretiens remarquables par leur ton incisif, leur verve crépitante et imagée, ne craignant ni le paradoxe ni la provocation, voire la pointe cynique propre à choquer le bourgeois et à titiller la dévote. Ici il nous donne mieux et davantage : un ouvrage de référence, substantiel, structuré – quoique gardant la liberté de ton et le style assez samouraï propre à son auteur –, où, pour la première fois, est dévoilée une partie de l’enseignement technique de yoga, tel qu’Eric Baret l’a reçu, en près de trente ans de fréquentation intime, de son maître Jean Klein. J’ai eu le bonheur d’être l’élève de Jean Klein à la fin des années 60 et au début des années 70, alors qu’il n’était que peu connu, ne donnait pas de « séminaires » et n’enseignait qu’individuellement. Tous ceux qui l’ont rencontré ou écouté dans cette période bénie s’en souviennent : c’était un homme d’un rayonnement exceptionnel, fait de charme et de profondeur, d’une haute culture mais aussi d’une grande délicatesse et d’une noblesse naturelle, un « homme remarquable » comme eût dit Gurdjieff (auquel il ressemblait fort peu) ou un « homme véritable » comme disent les taoïstes. De ses longs séjours en Inde il avait ramené une expérience yogique sans commune mesure avec ce que l’on pouvait alors trouver en Europe. Il avait peu d’affinités avec le yoga « classique » de Patanjali et avec les systèmes volontaristes et ascétiques en général (mais ce n’était pas non plus un hédoniste, plutôt un ascète raffiné). Son enseignement spirituel relevait à cette époque de l’advaita le plus pur, dans la tradition de Gaudapâda et de Shankara. Mais il avait pratiqué aussi des formes tantriques de yoga qu’il n’évoquait jamais en public, se méfiant des malentendus et des déformations inévitables. Plus encore que sa parole et que sa maïeutique pénétrante, ce qui convainquait chez lui, était presque « physique », mais au sens élargi de ce mot : physique d’ordre subtil, magnétique, « sattvique »  – détachement, sérénité, légèreté, transparence, une force douce et diffuse qui émanait de sa présence corporelle et semblait imprégner les objets autour d’elle (l’espace changeait dès qu’il se trouvait quelque part et, comme les très grands comédiens, même s’il ne parlait ni ne bougeait, on ne pouvait regarder que lui). Qu’on prenne ma comparaison pour ce qu’elle vaut, mais un tel équilibre mystérieux me fait penser à la peinture de Vermeer ou à la musique de Bach. On ne peut le contrefaire, il ne vient pas d’un travail, il est apparenté à la grâce. L’a-t-il conservé jusqu’au bout, contre la vieillesse et la maladie (et peut-être les pièges d’une certaine mondanité américaine, les flatteries dissolvantes du fan-club auxquelles sont confrontés tous les gourous) ? Je suis incapable de le dire, nos vies ayant divergé. Mais puis-je avouer, sans vouloir vexer personne, que, quelle que fût leur compétence technique, tous les « maîtres de yoga » que j’ai vus depuis en France m’ont paru assez inconsistants ? Non pas inférieurs mais, ce qui est pire, extérieurs. Comme si lui était dedans, au centre, paisible, et les autres à la périphérie, chacun gardant sa petite porte et lui donnant une importance démesurée. Pour parler vulgairement, entre le Jean Klein de 1970 et les yoguistes d’aujourd’hui « il n’y a pas photo ».

Il est d’autant plus difficile de caractériser en quelques mots un enseignement aussi riche et subtil que, chez Jean Klein allergique à toute vulgarisation, l’essentiel de la transmission passait par le geste, le regard ou le silence (c’est pourquoi les livres rendent assez mal son message, d’ailleurs il n’aimait pas écrire). « La particularité de ce yoga, écrit Baret, est de n’en avoir aucune. » Certes. Néanmoins on peut tenter de le contourner humblement : le yoga du Cachemire est art plus que discipline ; il ne mobilise pas la volonté mais une « écoute non impliquée dans laquelle la perception peut se déployer afin de mieux mourir » ; rien à acquérir, rien non plus à quoi renoncer ; attention passive quoique intense, multidimensionnelle, sans intention, non « concentrée » au sens yogique habituel ; « liberté qui se dévoile dans un lâcher-prise, un abandon de nos défenses, non dans une optique de développement personnel » ; ou, d’une heureuse formule, « yoga sans yogi ». Tout attachement à la technique en effet, et au yoga même, renforcerait la croyance illusoire en la personne. Comme il n’y a pas de marcheur, il n’y a pas de chemin et pas de but ! Très peu de gens, dans les milieux spirituels, sont disposés à le comprendre (leur assentiment, quand il existe, n’est que verbal et ils continuent leurs pratiques acharnées comme si de rien n’était, se protégeant derrière la technique comme derrière un bouclier). Baret dénonce à ce propos l’« arrivisme yogique » : « Le plus souvent, le dynamisme de vouloir pratiquer intensément le yoga vient d’un manque de vision claire. On projette dans cette pratique tous les fantasmes de réussite qu’auparavant on poursuivait dans l’amour, le sexe, l’argent ou le succès mondain. » Et de porter le fer là où ça fait mal, avec une franchise et une témérité qui me rappellent un peu Jean Papin (bien que les hommes soient fort différents) et qui, en tout cas, personnellement me réjouissent en un milieu où, sous prétexte de tolérance, de bhakti et de compassion, on pratique volontiers la langue de bois (de santal), le style – pour parodier feu Jean Yann – « tout le monde il est beau, tout le monde il est yogi » : « La création du yoga – fulmine à rebours Eric Baret – comme activité, distraction ou développement personnel par les différentes fédérations, écoles ou instituts, l’apparition de professeurs de yoga, les nombreux ashrams qui distribuent des diplômes, ainsi que les centres de recherche sur les bienfaits du yoga, sont certainement la plus grosse désinformation spirituelle du XXe siècle. (…) Coussins de yoga, yoga pour les femmes, yoga chrétien, yoga de remise en forme ou de la puissance, yoga dans l’entreprise ou yoga des maisons de jeunes, yoga modernisé, rebaptisé ou aseptisé, ce processus révèle la terrifiante désorientation du monde moderne. » Ou encore, visant plus précisément le pseudo-Tantra moderne (ce « bêtisier de sensibleries affectives », ce « ramassis de douceurs asexuées ou d’imaginaires mystico-sensuels ») : « La plupart des participants s’imaginant suivre des séminaires tantriques sont évidemment non qualifiés pour ces explorations car, le plus souvent, ils ont des difficultés sexuelles. » Or c’est tout le contraire qu’il faudrait : pour accéder à cette voie il importe d’abord que « l’esprit, le souffle et le corps soient apaisés, sans intention » ; autrement dit on ne devrait aborder le tantrisme sexuel (si l’on en a la vocation, ce n’est pas un parcours obligé) qu’une fois dépassé le désir, ou du moins l’avidité, le « besoin sexuel ». « On peut comparer cela aux arts martiaux : quand il y a une totale absence d’agressivité, on peut vraiment découvrir ce que sont les arts de combat. Quelqu’un qui a peur, qui est agressif, ne peut pas y accéder. »

Il est à prévoir qu’un regard aussi lucide, aussi décapant, un tel « rugissement de fauve dans la forêt de carton de notre monde de sécurité préfabriquée », ne plaira pas à tout le monde. On traitera peut-être l’auteur de « réactionnaire » – quand on dit la vérité on passe aujourd’hui volontiers pour « réactionnaire » – et d’« élitiste ». Mais, il faut oser le dire, le véritable yoga est élitiste, le tantrisme est élitiste, toute voie initiatique authentique est élitiste. Prétendre le contraire, en transposant dans un domaine où il ne s’applique pas l’idéalisme démocratique et égalitariste ambiant, est une mystification ou un moyen commercial de « ratisser large ». Cet élitisme n’implique ni mépris ni orgueil, il n’est pas réflexe de caste. Car la sélection initiatique, sans laquelle l’initiation devient une bouffonnerie, ne s’est jamais opérée selon des critères de fortune, de rang social ni même de culture, au sens universitaire du terme, mais selon des critères purement intérieurs, spirituels, éthiques, énergétiques, physiques aussi parfois, qui relèvent de la « dignité sacrée ». De même qu’aimer tout le monde c’est n’aimer personne, admettre tout le monde à l’enseignement secret, ce n’est pas de la générosité, mais de la profanation et un vrai mépris envers le divin.

Particulièrement intéressantes dans ce livre sont les pages (illustrées de photos) consacrées au travail corporel. La plupart des âsanas décrits sont des plus classiques (il en est aussi quelques autres de peu connus, ainsi que certains prânâyâmas assez rares), mais ce qui est original, c’est la façon d’approcher ces formes rituelles, de les vivre de l’intérieur et de les traverser. Ici on ne cherche pas à dresser le corps, à le maîtriser, à l’utiliser, à le fabriquer comme ceci ou comme cela, mais essentiellement à le sentir et à le résorber dans la conscience (quand l’objet s’est résorbé dans le sujet, le sujet disparaît). On ne va pas vers le corps, on le laisse se présenter comme odeur, tension, élasticité, dans une « grande détente qui inclut les tensions » (la tension apparaît dans la détente, elle ne s’y oppose pas). Les âsanas sont « des archétypes de la conscience ». « La pose de yoga doit être habitée de l’intérieur puis s’exprimer à l’extérieur, non l’inverse. » D’où une efflorescence de techniques (non systématiques, toujours renouvelées : Jean Klein excellait dans cette créativité) pour développer chez l’élève la sensation de l’espace, l’affinement du corps subtil (sans référence lourde aux chakras comme c’est fait souvent), la sensibilité tactile, l’imagination créatrice, loin de l’habituel « cahier des charges » du cours de yoga basique (pas de « salutation au soleil », qui n’existe que dans le « yoga-gymnastique », pas d’« enchaînement », de « contre-pose » ; chaque posture est totale et se suffit à elle-même). Alors, dans un corps vidé d’intention et de désir de devenir, se révèlent « toutes les couches de la vibration décrites dans les textes du Cachemire. C’est quelque chose que l’on reçoit, pas quelque chose que l’on peut apprendre. » Mouvement, parfum, célébration, jeux de l’énergie : ânanda-yoga, « yoga de la félicité », de la « joie sans objet », selon le titre d’un recueil de Jean Klein. Car ce yoga fait feu de toute émotion : « La pratique cachemirienne est faite pour se rendre disponible à l’émergence de l’émotion. Contrairement au yoga dit classique, qui vise à l’empêcher, la contrôler, la dépasser ou, comme dans la psychologie moderne, à l’accepter, l’intégrer, voire à la rejeter, selon les écoles, – il s’agit de la brûler de toute la force de son amour. Le conflit est la porte. L’émotion qui m’habite n’a pas besoin d’être justifiée, prouvée, formulée : elle a besoin d’être sentie. »

Un beau livre vraiment et le plus accompli d’Eric Baret à ce jour. Les quelques contradictions, approximations, exagérations qu’on pourrait reprocher sont peu de chose à côté du souffle, de la ferveur, de l’intensité qui se dégagent de l’ensemble et en font un des livres de yoga les plus sérieux écrits en français depuis une trentaine d’années (même si, comme dit l’auteur, « écrire sur le yoga n’est pas sérieux », ce n’est pas moi qui le contredirai).

Ajoutons que ce texte est accompagné d’une iconographie abondante et superbe (en noir et blanc et en couleur), qui n’est pas là pour « faire joli » mais parce qu’elle est en synergie intime, parce qu’elle « vibre » en quelque sorte avec l’enseignement donné, tout comme les légendes, elliptiques et suggestives : cet hommage à la beauté en tant que voie d’accès royale vers l’ultime Réalité est également conforme à la tradition du Cachemire et fidèle à l’esprit de Jean Klein. En écho à l’alchimie spirituelle du Moyen Age, le yoga devient alors vraiment l’« Art royal ».

La plus grande qualité d’un livre est de stimuler le lecteur en le laissant sur sa faim. Les ouvrages exhaustifs, les « sommes » sont souvent détestables, enflures de l’ego, elles gavent sans nourrir. Sur le yoga du Cachemire il reste donc – et c’est tant mieux – beaucoup à écrire, ne serait-ce que pour neutraliser les grotesques contrefaçons qui se développent actuellement en Amérique et en Europe (Cachemire : cache-misère intellectuel). Sur Jean Klein, le « Noble Voyageur », espérons aussi que paraîtront de nouveaux témoignages mais qui éviteront ce genre abominable : l’hagiographie. Il mérite mieux, cet homme que beaucoup ont connu et très peu reconnu. Il ne faut pas embaumer les maîtres mais garder leur esprit vivace, rebelle, dansant comme une flamme, et disperser leurs cendres. Les siennes ont été données au Gange.

Pierre Feuga


Yogabhâsya de Vyâsa , traduit par Pierre-Sylvain Filliozat, Editions Agamat.- Le Son du silence de Patrick Mandala, Accarias/L'Originel.- Le Seul Désir, dans la nudité des Tantra d'Eric Baret, Editions Almora.- La Voie du bambou de Yen Chan, Editions Almora.

 

Quelques livres. D'abord un dont on a déjà dit quelques mots dans le numéro précédent d' Infos-Yoga mais dont il faut encore souligner la valeur : la première traduction française des anciens commentaires indiens sur le Yogasûtra de Patanjali. Outre l'intérêt propre de ce texte on appréciera le remarquable travail de Pierre-Sylvain Filliozat, sanskritiste et indianiste éminent, en ce qui concerne non seulement la traduction mais les notes, substantielles et précises. De tels livres servent à nous rappeler qu'on n'est pas « dans le yoga » – comme on a trop tendance à le croire en Occident – parce qu'on fait sa Salutation au Soleil tous les matins, qu'on mange bio et qu'on chante à pleins poumons Om namah Shivâya . Le yoga est un travail à temps complet et qui implique tout l'être. Ici, avec le développement presque exclusif du hatha-yoga, on surévalue le corps et on en a une image grossière. Le corps pour la pensée traditionnelle de l'Inde est à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que pour nous : beaucoup moins parce qu'on n'en a pas du tout le culte et qu'on en voit à tout instant la nature périssable ; beaucoup plus parce qu'on en explore les prolongements subtils à un degré dont nous n'avons pas idée.

Le Son du silence de Patrick Mandala vaut par les textes et les entretiens inédits de Râmana Maharshi, ainsi que par un certain nombre d'anecdotes sur le sage de Tiruvannamalai. Les commentaires et les liaisons de Patrick Mandala, qui a eu le mérite de collecter tous ces éléments, sont parfois, on regrette de le dire, un peu verbeux ou délayés. Peut-être cet auteur écrit-il un peu trop (il a publié 25 ouvrages et nous en annonce encore à paraître une quinzaine).

Chez Almora, on aura plaisir à lire ou relire le Seul Désir , un Baret d'un bon cru. Mais de cet auteur je continue à préférer et à vous recommander l'ouvrage précédent Yoga, corps de vibration, corps de silence , parce que ce n'est pas un simple recueil d'entretiens comme celui-ci mais un livre utilisable sur un plan pratique.

Très bon livre aussi, chez le même éditeur, même s'il ne concerne pas directement le yoga : la Voie du bambou . Il s'agit d'une étude à la fois très documentée et très vivante, alerte, libre de ton, sagace et pleine d'humour, sur ces deux courants de la sagesse chinoise, distincts mais devenus parfois indissociables à force de s'être côtoyés : le chan (ancêtre du zen japonais) et le taoïsme. Ce livre, à ma connaissance, n'a pas d'équivalent en français, dans la mesure où il provient d'un vrai praticien, d'un « homme de l'art » et non d'un sinologue de bibliothèque. On y trouvera des aperçus riches et saisissants sur la méditation, l'Eveil, les arts martiaux, la sexualité, la transmission initiatique. On n'est pas ici dans le folklore et le commerce – comme dans d'autres livres à succès pseudo-taoïstes – mais à la source même de la meilleure tradition chinoise : c'est frais, décapant, tonique. Et surtout sincère, ce qui, plus je vais, me paraît finalement la première qualité.

P.F


 

Colette POGGI : Les Œuvres de vie selon Maître Eckhart et

Abhinavagupta

Les Deux Océans, Paris, 2000, 248 p.

 

On avait déjà comparé la doctrine de Maître Eckhart et celle des fondateurs de l' advaita-vedânta , Shankara surtout. L'originalité de cet ouvrage est de tenter un rapprochement entre le célèbre théologien rhénan (XIIIe-XIVe s.) et le plus éminent métaphysicien shivaïte du Cachemire, Abhinavagupta (Xe-XIe s.) E c'est avec beaucoup de rigueur et de finesse, en s'appuyant sur une documentation très solide, que Colette Poggi développe sa thèse. Au-delà de l'analogie la plus superficielle – tous deux, par rapport à leurs traditions respectives, furent des sommités intellectuelles, des hommes de grand savoir et de grand rayonnement, des « Docteurs » en somme (ou, comme on dirait en Inde, des pandits ), même si l'un, le tântrika , jouissait d'une liberté d'expression totale alors que l'autre, le prêcheur dominicain, eut à se défendre contre le soupçon d'hérésie –, c'est au niveau de leur « mystique dynamique » que la comparaison s'avérera la plus fructueuse. Pour l'un et l'autre en effet, le principe suprême, comme l'écrit Colette Poggi, « est un pur dynamisme, acte créateur, vie surabondante qui, dans la langue imagée d'Eckhart, verdoie et fleurit , jaillit comme une fontaine, fulgure et scintille ; pour Abhinavagupta, vibration, élan, danse cosmique, émerveillement de sa propre essence ». Selon ce dernier, la Réalité ultime est Conscience, à la fois lumière et énergie (dynamisme de la conscience, prise de conscience de soi) qui correspondent au suprême Shiva (ou Bhairava, le Terrible). Cette Conscience absolue est également libre activité et non pas – comme dans le vedânta shankarien – substrat sans vie : la vibration ( spanda ) cosmique fulgure sans cesse, déployant les multiples aspects de l'univers grâce à ses énergies qui rayonnent et reviennent vers le centre, Conscience de Shiva. Pour Maître Eckhart, cette puissance divine déborde du « fond secret » ; il l'identifie à l'acte divin créateur, source vivante de tout ce qui est : lux in luce et in lucem , effusion et repos de l'essence. « La vie, dit-il, signifie une sorte de jaillissement dans lequel une chose fermente et se verse d'abord en soi-même, en épanchant tout ce qui est d'elle en tout ce qui est d'elle avant de se déverser et de se répandre au-dehors. » Parallèlement, le mystique allemand ne distingue pas Dieu de l' intelligere , perfection la plus haute qui est aussi « joie sans partage » : « Dieu est car il connaît » et encore : « Le Seigneur est un intellect vivant, essentiel, subsistant, qui se comprend lui-même, qui est et vit en lui-même. » Définitions colorées de christianisme sans doute, et de philosophie grecque, mais que pourrait accepter le non-dualiste cachemirien, pour qui le Connaisseur est également inconnaissable (sinon par identification, possible en Inde, délicate, voire hérétique en Occident). Au « Royaume de Dieu » du chrétien (où « Dieu et moi sommes un dans la Connaissance  ») correspond le « Cœur du Seigneur suprême » du shivaïte (en qui « Tu es moi, et moi je suis moi, en qui Toi seul es et moi je ne suis pas, et en qui il n'y a ni Toi ni moi »). « Tout demeure dans l'Un qui jaillit en lui-même », affirme Eckhart. « Cette fulguration est l'essence véritable », chante Abhinavagupta. De même que deitas et deus (ou en allemand Gottheit et Gott ), conscience-lumière ( prakâsha ) et conscience-énergie ( vimarsha ) sont parfaitement solidaires et leur distinction n'existe pas dans l'absolu, ainsi qu'Abhinavagupta le déclare dans une stance : « Je salue cette unité indivise de Shiva et de son énergie, unité qui, tout d'abord, se manifeste en tant que Je sur le fond de sa plénitude sans faille, mais qui scinde ensuite sa propre puissance, si bien qu'apparaît alors une polarité : Shiva prend plaisir à s'écouler dans l'effusion de son essence, ainsi qu'au repos en soi, lors de sa résorption. » La conscience en tant que lumière-énergie est à l'origine de la manifestation, tout comme l' intelligere d'Eckhart qui est un aspect de l' Esse (l'Etre), et lui confère son unité essentielle.

Après avoir ainsi saisi sur le vif la profonde affinité spirituelle entre les deux maîtres – cette perception de la Vie , au sens supérieur, ce bouillonnement de plénitude –, Colette Poggi aborde le « Jeu divin », charnière entre l'Absolu et la manifestation (issue du désir divin d'être connu), source de la temporalité et de la dualité. Il est dans le pouvoir de l'être humain de refluer – ajoutons même à chaque instant – vers la source intemporelle, quoiqu'il éprouve en sa conscience la diversification engendrée par la Mâyâ . Mais , à propos de ce terme si galvaudé, l'auteur rappelle justement que sa racine verbale MA (avec un â long) signifie d'abord « mesurer » : l'énergie créatrice cosmique suscite l'infinité des phénomènes selon leur juste « mesure ». Mâyâ , étant elle-même une puissance de Shiva, n'est « illusion » que si l'on veut bien rendre à ce mot son sens premier issu d' in-lusio  : « entrée dans le jeu » (de l'énergie divine ). Shiva est l'Artiste par excellence. Il peint la fresque de l'univers en sa conscience et il « danse » aussi le monde en le faisant apparaître, exister puis disparaître au gré de son désir. Le maître de Thuringe et le sage du Cachemire nomment respectivement « serf » et « bétail » ( pashu ) celui qui a oublié son origine et se pense la proie de l'illusion. Mais, à leurs yeux, le reflux vers la source s'opère spontanément, sans tension ni dualité entre un sujet et un objet à atteindre, entre un chercheur et un cherché. Par-delà les voies classiques de « retour », les ascèses basées sur la volonté, la connaissance rationnelle, l'activité pieuse ou charitable, tous deux envisagent une « non-voie » qu'illuminent l'émerveillement et la « reconnaissance » (de son être intime comme identique à Dieu ou à Shiva). Dès lors plus d'effort ni de méthode. « Ecoute ceci, recommande Abhinavagupta, ne prends ni ne laisse, tel que tu es, jouis heureusement de tout… bien établi en toi-même. » Ou bien : « Grâce à cet élan d'adhésion totale, l'être est alors divinisé en cette prise de conscience, et devient libéré-vivant, le Seigneur Shiva lui-même. » A ce jîvan-mukta tantrique correspond l' homme divin d'Eckhart qui, tout aussi bien, a aboli la dualité : « Quel merveilleux état à l'extérieur et à l'intérieur : saisir et être saisi, voir et être vu, embrasser et être embrassé… » Avec ces seules prescriptions adamantines : « Saisis-toi tel que tu es, nu dans l'essence… Va dans ton propre fond et là, agis. Car toutes les œuvres que tu fais là, elles vivent ! »

C'est précisément des « œuvres de vie », et d'abord des œuvres d'art (l'Art en tant que voie intérieure) que traite Colette Poggi dans la suite de son étude. « Art » vient du sanskrit rta qui suggère l'idée d'ordre et d'harmonie (c'est la même racine qui, en français, a donné des mots tels que rite, articulation, arithmétique, harmonie). Le Dieu eckhartien (comme Shiva) est le grand artifex , artisan suprême du microcosme et du macrocosme. Liberté, beauté, imagination, création, félicité le caractérisent et doivent se retrouver dans l'art humain car tout acte créateur est en quelque sorte réitération de l'Acte divin de la création. En des pages très denses et très riches, l'auteur évoque diverses formes d'art (architecture, sculpture, peinture, danse, poésie, musique) grâce auxquelles, qu'il soit d'Orient ou d'Occident, l'homme traditionnel a cherché à s'unir au Tout. Expérience esthétique et expérience mystique (et l'on pourrait ajouter expérience amoureuse bien que l'auteur n'en parle pas) ont des ressorts communs : contemplation, intuition illuminatrice, spontanéité, apaisement. On peut noter en passant qu'Abhinavagupta et Eckhart furent tous deux, outre des métaphysiciens géniaux, des écrivains pleins de force et de magnifiques poètes. Le premier est de plus tenu en Inde, encore aujourd'hui, comme le plus grand théoricien du sentiment esthétique.

Cependant, en définitive, c'est la vie quotidienne qui se révèle comme l'art le plus complet. Eckhart aimait à se dire non seulement Lesemeister , maître de lecture, d'érudition, mais surtout Lebemeister , maître de vie : « Les œuvres ne nous sanctifient pas, mais nous devons sanctifier les œuvres… dans la mesure où nous avons l'être et l'essence nous sanctifions notre agir, que ce soit manger, dormir, veiller ou n'importe quoi d'autre.» Il faut, ajoutait-il, « trouver Dieu » en chaque instant, en chaque chose, « il faut un cœur brûlant dans une paix vide et silencieuse ». Le shivaïte ne dit rien d'autre quand il évoque la vacuité rayonnante du Cœur, la paix sans limite d'où jaillit l'éclair de l'action, gratuite et donc juste.

Pierre FEUGA



Critiques février 07

 

Swâmi Prajnânpad : Ceci, ici, à présent, trad. de Colette et Daniel Roumanoff, Editions Accarias-L'Originel, 2006. – Ramesh S. Balsekar : Tout est Conscience, trad. de Roger Quesnoy et Philippe de Henning, Editions Accarias-L'Originel, 2006 (1 re éd. 2002).- Eric Baret : Yoga, corps de vibration, corps de silence, Editions Almora, 2007 (1 re éd. 2006) ; le Seul Désir, Editions Almora, 2007 (1 re . éd. 2006) ; le Sacre du Dragon vert, Editions Almora, 2007 (1 re éd. JC Lattès, 1999).

 

En janvier 1963, Frédérick Leboyer rencontra Swâmi Prajnânpad dans son ashram du Bengale. Durant deux mois il eut avec ce sage, alors inconnu, des dialogues presque quotidiens qu'il enregistra. Vingt-quatre d'entre eux sont aujourd'hui publiés par Accarias-L'Originel, qui nous avait déjà donné plusieurs recueils d'entretiens de Prajnânpad ou d'essais inspirés par son enseignement dont on sait l'influence, entre autres, sur Arnaud Desjardins et André Comte-Sponville.

Le face à face entre le médecin occidental tourmenté et le maître hindou, imprégné de tradition védantique mais très marqué par la psychanalyse, suscite un intérêt variable. Tantôt direct, tantôt serpentin, plein de boucles, de vrilles et d'entortillements, il peut passionner aussi bien que lasser par son authenticité même : à la différence des dialogues philosophiques réécrits ou recréés, on ne nous fait grâce ici d'aucune redite, d'aucune hésitation verbale, d'aucun tremblement de l'âme, on est vraiment sur place, collé au sol, dans la touffeur bengalie, « cuisiné » par un expert en maïeutique dont on peut admirer la sagacité et la compassion mais aussi moins goûter une certaine tendance vétilleuse et tatillonne… Cela pour la forme. Quant au fond, on retrouve le problème de tous les « entretiens », satsangs ou sittings (un genre traditionnel en Inde mais qui s'est répandu comme une traînée de poudre en Occident) : ça ne fonctionne que si le lecteur se reconnaît dans les questions du disciple, sinon on reste assez extérieur, un peu comme quand quelqu'un vous raconte ses rêves et qu'ils ne rencontrent aucun écho en vous. L'intégrité et la subtilité de cet enseignement ne font aucun doute mais s'il ne tombe pas au bon moment de votre vie, il peut vous laisser assez froid.

Chez L'Originel encore, réédition, dans la collection Advaita, de Tout est Conscience (titre anglais : Ripples  : rides sur l'eau…) de Ramesh S. Balsekar, plus connu dans les pays anglo-saxons qu'en France. Là aussi il est question de non-dualité mais, outre que l'ouvrage est beaucoup plus bref que celui de Prajnânpad, le ton est plus impersonnel, moins psychologisant, sans relief ni couleur très remarquable, ce qui n'est pas nécessairement, dans un tel domaine, un défaut. Si l'on est malgré tout séduit, on lira d'autres livres de ce maître, publiés au Relié, ou bien ceux de son disciple Wayne Liquorman. Ce « néo-vedanta » n'a pas la luminosité inaltérable de Ramana Maharshi ni la force abrupte de Nisagardatta mais il peut jouer un rôle utile en incitant les chercheurs plus jeunes à se plonger dans l'advaita.

Almora nous propose en janvier trois rééditions d'Eric Baret : d'abord son substantiel livre sur le Yoga, complété et enrichi, notamment du point de vue iconographique ; puis le Seul Désir et le Sacre du Dragon vert (qui avait paru précédemment chez Lattès). Baret parle de tout et de rien, ou du Tout et du Rien, à l'emporte-pièce, avec un mélange très caractéristique d'aplomb et d'humilité, un sens éprouvé de la formule qui réveille ou qui tue, du dérapage contrôlé. Il y a chez lui des aspects répétitifs (mais comme il doit être conscient de ses obsessions, il veille à les renouveler), une tentation un peu esthétisante ou une tendance un peu incantatoire à noyer le poisson non duel dans l'océan de « l'Art » et de la « Beauté ». Tout cela peut laisser perplexe, comme sa fascination des guerriers, ses ébouriffants aperçus diététiques, ses jongleries de citations sino-arabo-rhéno-shivaïtes, ses références sanskrites pleines d'un charme flottant, ou même ses évocations contradictoires d'un Jean Klein de plus en plus mythique, protéiforme et cachemirisé. Mais en même temps, si on l'apprécie, c'est aussi pour toute cette richesse humaine et cette vitalité intérieure, cette belle palette yogique, cette fidélité passionnée à son maître, cette énergie qu'il met à enseigner et à écrire. Sa parole est faite pour opérer et n'est totalement audible que dans le cadre d'une pratique. Si ses élèves le respectent assez pour ne pas le transformer en gourou, nul doute qu'il peut les étonner encore.

P.F


Les Centuries de Goraksa (Goraksa-sataka) , suivies du Guide des principes des siddhas (Siddha-siddhânta-paddhati) , introduction, traduction et annotation par Tara Michaël, Almora, 2007. – Daniel Giraud, Récits de sagesse d'Extrême-Orient (récits du Tao, du Tch'an et du Zen), Accarias-L'Originel, 2007.

 

Les pratiquants de yoga savent bien ce qu'ils doivent aux travaux de Tara Michaël qui se distinguent à la fois par la richesse de l'information, la fermeté de l'enracinement traditionnel et la lisibilité de l'écriture. Chez elle aucune concession à la mode et au commerce mais aucune pédanterie non plus. Elle est de toute évidence une de nos meilleures indianistes, notamment dans le domaine tantrique (ses recherches sur la danse indienne également, moins connues, méritent l'intérêt). Les deux traductions qu'elle nous propose aujourd'hui réunies en un seul volume sont dans la ligne directe de son Hatha-Yoga-Pradîpîkâ (Fayard, 1974) et de son Corps subtil et corps causal (Le Courrier du Livre, 1979). Il s'agit une nouvelle fois de deux traités de hatha-yoga parmi les plus anciens et les plus prestigieux, puisque attribués à Goraksanâtha (Goraknâth en hindi), fondateur de l'ordre des Nâtha-yogin, surnommés aussi Kânphata, « oreilles fendues ». Comme son maître Matsyendra, Goraksa, qui dut vivre entre le neuvième et le douzième siècle, fait partie des 84 siddhas ou « parfaits », vénérés aujourd'hui encore dans tous les pays himalayens tant par les shivaïtes que par les bouddhistes.

Il y a, reconnaissons-le, dans l'abondante littérature sanskrite consacrée au hatha-yoga, quelque chose d'assez répétitif sur le plan technique et souvent d'un peu hétérogène et bigarré sur le plan doctrinal. Les auteurs de ces textes qui étaient avant tout des praticiens empruntaient aussi bien au sâmkhya qu'au yoga orthodoxe de Patanjali ou à l'advaita-vedânta, avec des touches de tantrisme shâkta et des incursions dans les domaines de la magie et de l'alchimie. Si l'on veut de la rigueur et de la cohérence métaphysiques, ce n'est donc pas de ce côté qu'on se tournera de préférence. Il n'empêche que certains de ces traités ( Hatha-Yoga-Pradîpîkâ , Gheranda-Samhitâ , Siddha-Siddhânta-Paddhati par exemple) gardent une puissance et une efficience certaines, à condition de n'être pas simplement « lus » mais appliqués, vérifiés, revivifiés à travers une pratique (sans illusion excessive toutefois car le temps des « parfaits » est bien révolue et il ne suffit pas de se gaver de mudrâs, de bandhas et de bhastrikâs pour les égaler). De tels ouvrages, qui ne craignent pas la contradiction et le paradoxe, ne sont pas destinés à encourager la spéculation, à engraisser le mental : bien au contraire ils visent à nous en délivrer, au besoin en nous noyant sous une technicité foisonnante (bien naïfs donc ceux qui s'arrêtent à celle-ci et l'idolâtrent !). Et ceci vaut pour d'autres traditions moins flamboyantes mais non moins profondes, ainsi qu'en témoignaient récemment le beau livre de Yen Chan, la Voie du bambou (Almora) et aujourd'hui, de façon moins structurée, le savoureux petit recueil de Daniel Giraud : Récits de sagesse d'Extrême-Orient (L'Originel), composé de courtes histoires traditionnelles venues surtout de Chine et, dans une moindre mesure, du Japon. (Rendons hommage en passant à la vitalité de la sinologie d'expression française : François Julien, Jean François Billeter, Jean Levi, Cyrille Javary… Il y a plus de conformisme, me semble-t-il, chez nos indianistes.)

On entend parfois dire que les personnes qui se passionnent pour l'Inde ne peuvent se passionner pour la Chine, et réciproquement. En ce qui me concerne, cette opinion m'a toujours été étrangère. J'estime au contraire qu'on ne peut que gagner à étudier conjointement, ou successivement, ou alternativement, ces deux traditions très différentes l'une de l'autre dans la forme sans doute mais souvent plus proches ou en tout cas plus complémentaires qu'on ne le croit dans le fond. Il faudrait pour cela renoncer à certains clichés, par exemple celui qui voudrait que seuls les Indiens aient le sens « métaphysique » ou « spirituel » ou « mystique » (comme si ces mots d'ailleurs étaient équivalents !) alors que les Chinois seraient un peuple terre à terre, réfractaire à l'abstraction, uniquement préoccupé d'art de vivre et de longévité : en réalité l'Inde a connu ses jouisseurs comme la Chine a connu ses ascètes. Ce qui est vrai, c'est que la façon d'exprimer les intuitions métaphysiques est très différente dans les deux cultures, cela pour des raisons qui tiennent essentiellement à la langue et donc à la façon de penser. Il est exact aussi que s'il existe, avec le confucianisme, une sorte d'«humanisme chinois », on ne peut guère parler d'un « humanisme hindou ». En revanche, pour ce qui est de la vision non duelle et des possibilités de « réalisation », le taoïsme, avec ses deux plus illustres représentants – Lao-tseu et Tchouang-tseu, ce dernier peut-être le plus génial écrivain du monde – n'a rien à envier au Vedânta. Mais il semble admis que ces deux traditions se sont développées de façon autonome. Le bouddhisme, quant à lui, est bien arrivé de l'Inde en Chine et sous une forme hautement spéculative (Mahâyâna) très amère pour un estomac de l'Empire du Milieu. Or il est stupéfiant, et merveilleux, de voir ce que le génie chinois a su faire, a su produire à partir de la « matière métaphysique » de l'Inde, comment il l'a taoïstement digérée et transformée en donnant cette fleur incomparable : le ch'an (que les Occidentaux malheureusement connaissent surtout à travers son sous-produit japonais rigidifié : le zen). Le ch'an de la dynastie T'ang, c'est à mes yeux ce que l'esprit humain a jamais produit de plus beau, de plus fort, de plus frais (avec le shivaïsme du Cachemire du haut Moyen Age peut-être mais celui-ci est toujours resté encombré d'intellectualité). La spontanéité, le naturel absolu, l'état d'enfance retrouvé à volonté (ainsi que Baudelaire définissait le génie poétique), la transmission de cœur à cœur qui rend vaines toutes les initiations formelles, la transcendance abrupte et toute simple de l'instant… Ou, comme disait un autre de nos grands poètes : « Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui »…

Pierre Feuga


Wei Wu Wei  : Les Doigts pointés vers la lune , traduction de Yen Chan et Yoann Salmon, Almora, 2007. – Tony Parsons : Tout ce qui est , traduction de Philippe de Henning, Accarias-L'Originel, 2007. – Chögyam Trungpa : Mudra, l'esprit primordial , traduction de Patrick Mandala, revue par Vincent Bardet et Zéno Bianu, préface de Fabrice Midal, Accarias-L'Originel, 2007.

 

J'ignore si le nom de Wei Wu Wei – pseudonyme de Terence Gray (1895-1987) – est familier à beaucoup de nos lecteurs. Cet aristocrate irlandais était un personnage haut en couleur : passionné de danse, de musique, de théâtre (notamment de « théâtre total »), égyptologue, esthète, épicurien, fin gourmet, propriétaire de vignoble, savourant la fin de sa vie entre Tain-L'Hermitage et Monte Carlo, il fit aussi des recherches approfondies sur le bouddhisme, le taoïsme, le vedânta, l'enseignement de Gurdjieff et Ouspenski, fréquenta Christmas Humphreys, fondateur de la Loge bouddhique de Londres, D.T. Suzuki, Douglas Harding, Jean Klein, traduisit en anglais la Doctrine suprême selon la pensée zen d'Hubert Benoît, bref fut intimement mêlé au courant spirituel que, faute de mieux, on pourrait qualifier de « non-dualiste » et qui, en France, dès la fin des années 30, rassembla de beaux et nobles esprits autour du Swami Siddheshwarananda – mais il exista aussi d'autres groupes, sans parler d'aventures solitaires et discrètes parfois plus intéressantes. Terence Gray publia en anglais huit ouvrages. Un seul avait jusqu'ici été traduit en français sous le titre la Voie négative (Editions de La Différence, 1977). La publication que nous proposent aujourd'hui les Editions Almora est donc la bienvenue, bien qu'il s'agisse d'un essai encore plus ancien (1958), un peu « daté » par certains côtés, le tout premier livre en fait écrit par son auteur sous le pseudonyme de Wei Wu Wei (« Agir-Non agir ») : Fingers Pointing Towards the Moon . Non seulement la traduction de Yen Chan et Yoann Salmon est rigoureuse et soignée mais le livre est accompagnée de notes claires, d'une biographie et d'une bibliographie de Terence Gray et, surtout, en annexe, de cinq « lettres ouvertes à un Non-né » dues à la plume malicieuse et acérée (ou, si l'on préfère, au pinceau fougueux et sinueux) de Yen Chan, dont Almora avait récemment publié la Voie du bambou et qui, avec l'audace qu'autorise la véritable admiration, attaque de biais ou de front ou à tout le moins remet vertement en question certains aspects de l'enseignement de Wei Wu Wei et, au-delà, certains malentendus et fantasmes qui ont cours en Occident à propos de l'Eveil en général et de la tradition chan ou zen en particulier (surévaluation du « spontané » et du « sauvage », par exemple, qui amène d'aucuns à s'autoproclamer « Eveillés » sans rattachement à aucune tradition ou à prendre un vague « coup de lune » ou une petite transe du samedi soir pour le satori ). Procédant tantôt par aphorismes, tantôt par discours plus articulés, la pensée de Wei Wu Wei surprend sans doute moins aujourd'hui qu'en 1958, ne serait-ce que parce que nous sommes désormais « gavés » de non-dualisme et que tout le monde, comme on le sait, est devenu « zen », « Eveillé » ou sur le point de l'être. Néanmoins elle garde une force remarquable : sens des formules abruptes, hyperdialectique qui se dynamite elle-même, mépris seigneurial de la pensée correcte et du conformisme moral, critique pénétrante de la pseudo-« réalité », bref un concentré goûteux de chan ou de zen, du moins – et c'est la limite – selon l' idée que les Occidentaux se font du chan ou du zen tant qu'ils ne l'ont pas pratiqué à l'asiatique, ce qui leur ferait souvent l'effet d'une douche glacée. Dans quelle mesure l'auteur (qui se réveilla, paraît-il, un matin en réalisant qu'il n'était jamais né), eut-il vraiment, je veux dire durablement, organiquement, l'expérience, la certitude charnelle de ce dont il parle avec brio et quelquefois – c'est suspect – un peu trop de subtilité intellectuelle ? Difficile de répondre et c'est peut-être sans importance car, comme le disait déjà le docteur Hubert Benoît, il ne faut pas confondre l' événement satori et l' état satori. L'événement satori est ce qui attire le plus le public mais en lui-même il ne veut rien dire. En réalité il est même un non-sens et une contradiction en soi, une carotte pour attirer les ânes, voire une franche niaiserie si l'on s'imagine que le satori (l'Eveil, l'Illumination, la Réalisation, la Libération, etc.) est « quelque chose » qui arrive à « quelqu'un », ou encore un « but », une « fin », un « objet » qu'un « sujet » devrait atteindre par tel ou tel « moyen » (et c'est pourtant ce que s'acharnent à croire 99% des personnes engagées dans des « voies spirituelles », y compris yogiques, même et surtout quand elles manipulent une rhétorique non duelle de façade). Wei Wu Wei le précise avec des mots très justes : « L'événement satori étant la réalisation du fait qu'il n'y a pas de Je, il n'y a pas de Je pour réaliser l'événement satori . Et puisqu'il n'y a jamais eu de Je, il peut ne jamais s'être produit non plus d'événement satori pour l'annihiler, car aucun satori n'a jamais existé dans la Réalité. » … Rideau !

« Il n'est personne »… « C'est le chercheur qui est l'obstacle »… « L'Eveil n'est rien de plus que l'évanouissement de celui qui est en quête de quelque chose »… C'est donc aussi ce que nous répète, sur un ton de bonne compagnie (si vous préférez vous faire engueuler, lisez U.G.), un autre Eveillé d'outre-Manche : Tony Parsons. L'ouvrage, qui n'est que questions-et-réponses (un genre dont on abuse un peu aujourd'hui, spiritualité participative), s'appelle en anglais All There Is (« Tout ce qui est »… l'ouvrage précédent s'appelait « Ce qui est »… et le prochain ?). Le ton est simple, démocratique, assez léger. On a l'impression de boire le thé avec l'auteur en attendant qu'il nous emmène dans son jardin voir ses roses. Il y a des histoires rigolotes. Un parfum. Une fadeur pénétrante. On n'apprend rien mais c'est plutôt bon signe. C'est cool, ça mange pas de cake. Tony Parsons se prend moins la tête que Douglas Harding qui pourtant n'en avait plus.

Autre Eveillé (soyez prudents : un Eveillé peut en cacher un autre) : Chögyam Trungpa, dont Accarias-L'Originel nous propose différents textes, poésie et prose, traduits par Patrick Mandala et préfacés par Fabrice Midal, sous le titre Mudra . Il y a quelque chose de romantique, de tourmenté et, pour certains, de fascinant chez ce maître tibétain qui s'affranchit de la tradition et mourut assez jeune, dans une sorte de « déchéance », du moins aux yeux des conformistes (« déchéance tantrique », diront les autres). Sur l'authenticité traditionnelle de Trungpa, sur sa doctrine, il ne m'appartient pas de porter un jugement, n'ayant aucune compétence dans le domaine du bouddhisme tibétain. Son goût de la poésie m'est sympathique, son déracinement et son écartèlement intérieur me touchent. Alors que j'ai toujours senti quelque chose de faux, de corrompu dans le tantrisme de Rajneesh, celui de Trungpa m'apparaît, intuitivement, vrai, même si d'une vérité qui me reste lointaine ou, disons mieux, inutile. Celui-là est marécage, celui-ci est source.

Pierre Feuga

 

P.S. Le problème est peut-être moins d'obtenir l'Eveil que de savoir ce qu'on en fait après l'avoir obtenu. Mourir paraît une solution élégante. Le vivre sans le montrer est sage (mais les Eveillés ne sont pas toujours sages). Les mauvaises solutions sont celles, hélas, que l'on choisit le plus volontiers aujourd'hui : non pas vivre l'Eveil mais en vivre, multiplier les conférences, les stages, les séminaires, les colloques, les bouquins, les mots, les mots, les mots… L'Eveil –croyez-en un vieux dormeur – c'est vraiment ce qui peut arriver de pire à un individu !


Râmatîrtha, le Soleil du Soi , textes présentés et traduits par Jacques Vigne, postface de Michel Jourdan, collection Advaita, Editions Accarias/L'Originel, 2005. – La Gheranda-Samhitâ , présentée, traduite et annotée par Jean Papin, Editions Almora, 2005.

 

Râmatîrtha est assez peu connu en Occident. Sa vie fut brève et intense. Né au Pakistan actuel en 1873, il fut inspiré successivement ou à la fois par le soufisme, la bhakti vishnouïte et l'advaita védantique, notamment grâce à sa rencontre avec Vivekananda. Cela ne l'empêcha pas de mener des études scientifiques ainsi qu'une vie très active sur le plan social, de voyager en Amérique et au Japon, alternant les périodes de vie publique et de retraite, jusqu'à sa mort accidentelle, à trente-trois ans, par noyade dans un torrent de l'Himalaya. Jacques Vigne nous offre ici un très bon aperçu de son enseignement. Quelques pensées : « Rien de nouveau dans les nouvelles. » « Ne sympathisez jamais avec celui qui est dans la détresse. Votre sympathie aggrave votre cas et accélère sa chute. Qu'il sympathise avec votre santé et votre vigueur, cela améliorera les deux côtés. » « L'ego est pareil à une mouche installée sur le dos d'un cheval au galop et qui dit : C'est moi qui suis en train de faire galoper le cheval. » « La vérité n'a rien à faire des majorités, et la majorité d'une époque peut être la bizarrerie ou la honte de la suivante. » Et enfin : « C'est un péché de dire qu'on n'est pas Dieu. »

Autre livre que nous accueillons avec joie en cette rentrée : la réédition de la Gheranda-Samhitâ par Jean Papin (ce texte publié jadis par Dervy était devenu introuvable). La Gheranda est, avec la Hatha-yoga -Pradipikâ (magistralement traduite par Tara Michaël) et la Shiva-Samhitâ (qui mériterait une bonne traduction française), un des trois traités classiques du hatha-yoga. C'est dire que tout enseignant moderne, s'il désire réellement se référer à la tradition originelle, devrait lire ces textes, très elliptiques certes, très techniques et nécessitant à cause de cela un commentaire fouillé et éclairé. Le travail de Jean Papin est sous cet aspect tout à fait exemplaire. Non seulement il a pris la peine de calligraphier lui-même le texte sanscrit et de le translittérer en lettres latines, mais il nous en a donné une traduction fidèle, vivante, vigoureuse, accompagnée de notes très substantielles et d'un glossaire exhaustif. La curiosité (mais rigoureuse, précise et méthodique) que Jean Papin porte à l'hindouisme est très large et flamboyante : elle va du shivaïsme cachemirien à la tradition des Nâth-yogin, en passant par les traités érotiques, la musique, la cuisine et même l'Ayur-Veda (il s'est attelé à la première traduction de la Caraka-Samhitâ , énorme traité de médecine indienne : si vous connaissez un éditeur sacrificiel ?…). Mais cet érudit, ce travailleur acharné et infatigable est aussi – chose rare à notre époque – un homme de tempérament, un passionné de la vérité qui pense ce qu'il dit et dit ce qu'il pense, gage de bon karma sinon de réussite sociale… Je vous recommande ainsi son tout dernier ouvrage paru chez Geuthner : le Chant des sirènes . C'est un recueil d'entretiens, de causeries et d'interviews où il est question de yoga, de tantrisme, de physique moderne et autres joyeusetés. C'est vivant, caustique, parfois outrancier ou emporté, mais souvent aussi sagace et pénétrant.

 

Pierre Feuga

 

 


H.W.L. Poonja, Journal, « Ni noms, ni formes » . Editions Accarias/ L'Originel, Paris, 2003, 144 p. Edition établie par David Godman. Traduction de l'anglais par Anasuya.

 

Le lecteur français avait déjà pu prendre connaissance de l'enseignement de H.W.L. Poonja (1913-1997) à travers deux recueils d'entretiens : le Réveil du Lion (Editions du Relié, 1993) et A la source de l'être (Editions InnerQuest, 2001). Voici un troisième ouvrage posthume, très digne d'intérêt : ce journal intime qu'il tint entre 1981 et 1991 est tiré de la biographie intégrale du sage rédigée par David Godman (qui vécut auprès de lui, à Lucknow, pendant les cinq dernières années de sa vie) et parue en anglais sous le titre de Nothing Ever Happened (Avadhuta Foundation, Boulder, Colorado, 1998).

Ponnja était originaire de la partie occidentale du Penjab. Son oncle maternel, Ram Thirta (1873-1906), était un saint et un poète mystique célèbre de l'Inde du Nord. Lui-même connut son premier samâdhi à l'âge de neuf ans. Il entra d'abord dans l'armée en tant qu'officier, mais bientôt sa quête spirituelle passionnée et son ardeur ascétique s'avérèrent incompatibles avec une carrière militaire qui s'annonçait brillante. En 1944, il rencontra son guru, Ramana Maharshi, qui l'orienta définitivement vers l'advaita-Vedânta. Quoique rigoureusement fidèle à l'esprit de cette tradition, il garda toujours un caractère extrêmement indépendant, imprévisible, qui donnait à son enseignement un style reconnaissable entre tous : percutant, direct, tonique, voire tonitruant et humoristique. Il n'y a ni enseignant, ni enseigné, disait-il, et il n'y a non plus ni samsâra ni nirvâna , ni servitude ni libération, pour la bonne raison qu'il n'existe « personne » qui pourrait être asservi ou libéré. Servitude, libération, ignorance, Eveil ne sont que des concepts qui n'existent que les uns par rapport aux autres et n'ont aucun fondement dans la Réalité. Etre éveillé, c'est simplement réaliser qu'on n'a jamais dormi. Nous sommes éternellement libres et nous n'avons donc nullement à être « libérés ». Tous les efforts que nous faisons dans ce sens ne font que nous éloigner davantage de notre source et les prétendues voies spirituelles ne sont que fuites, alibis, impasses, drogues et temps perdu. Même le yoga, tel qu'on le transmet généralement, ne sert qu'à dilater le mental et à renforcer l'identification avec les objets. Quant à la foi religieuse, Poonja, se retournant sur sa jeunesse fervente, écrira : « Parce que j'avais le désir d'être uni à Dieu, je L'ai cherché avec mon ego. Lorsque l'ego disparut, je fus même privé de toute idée de Dieu. Que dire ? Je devins tel que j'étais auparavant. »

Qu'on ne s'y trompe pas : on est ici dans la plus pure, la plus authentique tradition advaitique. Même si son langage rappelle parfois le ch'an, Poonja n'est pas plus un « bouddhiste déguisé » que le maître vedantin auquel il se réfère le plus volontiers dans son Journal, Gaudapâda (guru du guru de Shankara), le plus grand métaphysicien de l'Inde peut-être, dont il ne cesse de citer et méditer la fameuse kârikâ II, 32 : « Ni extinction ni création ; personne qui soit asservi, personne qui s'efforce (vers la Réalisation ) ; personne qui aspire à la Délivrance , personne assurément qui soit délivré. Telle est la vérité suprême. » Nâgârjuna certes ne disait pas autre chose mais la raison d'une telle similitude ne doit pas être cherchée dans un rattachement au bouddhisme, à l'hindouisme ou à un « isme » quelconque. Les plus grands spirituels ont toujours eu une préférence pour l'approche négative, apophatique. Même quand les maîtres vedantins parlent d'un « Soi », il faudrait se garder de concevoir ce dernier comme une entité, une substance ou un « super-Objet ». Ce n'est qu'un mot conventionnel pour pointer vers l'ineffable, le Sans-nom, le Non-né. Réciproquement, conceptualiser la Vacuité , c'est retomber dans le monde des objets qu'on croyait avoir dépassé. « Cela » n'est ni le Soi ni le non-Soi, « Cela » n'est ni plein ni vide, ni être ni non-être.

Une des grandes originalités du Journal de Poonja est d'évoquer un possible au-delà de l'Eveil : « J'ai encore – note-t-il à plus de quatre-vingts ans – quelque chose à faire qui n'est mentionné dans aucun livre. Aussi longtemps que demeure une intention très pure, il n'y a pas de fin à la compréhension. Il reste encore quelque chose à faire après la réalisation totale et ultime, mais je n'en parle pas. Je n'en ai jamais parlé et je ne trouve cela mentionné dans aucun des livres que j'ai lus, pas même dans ceux que les Maîtres réalisés ont écrits. » Ce mystérieux « quelque chose », il l'appelle tantôt la « barrière », la « grande énigme », le « secret des secrets », une « plaisanterie », un « scandale », une « vaste supercherie », un « drame magnifique »... Y avait-il la moindre nécessité d'une Création ? s'interroge-t-il, ou du moins – puisqu'il ne croit pas plus que Gaudapâda à la réalité de cette Création – comment ce concept de Création prit-il forme et se manifesta-t-il ? Tout le problème est dans le mental, répète-t-on à satiété, mais le mental lui-même n'a aucune réalité ! Il est comme un miroir. « Enlevez le miroir, il n'y aura pas de reflet. » Enlevez le mental, il n'y a plus de monde. Ainsi dans l'expérience du sommeil profond ou du samâdhi où toute notion de « moi » et d'un « autre » disparaissent. Etonnement ! Emerveillement ! « Tout est un rêve… Comment mettre fin à ce rêve ? Cette pensée est aussi un rêve. Toute activité visant à l'élucider sera à l'intérieur du rêve. Cela ne nécessite aucune pratique, aucune recherche, aucune compréhension. » C'est la seule lucidité possible, « tout est clair » mais, ajoute Poonja, « mieux vaut garder cela secret car vous ne pouvez pas le démontrer ». Et lui-même, par instants, semble céder au doute : « Ce que je ne comprends pas, c'est : qui rêve ?… A qui appartient ce rêve ? Qui fait ce rêve ? » Mais cette question, voit-il rapidement, fait encore partie du rêve ! Jeux infinis, indéfinis du mental. D'un mental contre lequel il est inutile de se battre, qu'il est vain de vouloir contrôler. Car le mental, en dernière analyse, est le Soi non duel (puisque seul existe le Soi). Pour cela la question de son contrôle est une fausse question (où s'embourbent nombre de yogis). La seule chose à faire, si l'on veut à tout prix faire quelque chose, c'est « se dé-hypnotiser de l'idée que l'on n'est pas Brahman . Quand l'idée de la relation sujet-objet est présente, cela se nomme le mental. Et quand il demeure libre, cela se nomme âtman . » Retournement inouï : « O mon mental, tu es mon meilleur ami, mon ami le plus intime, car à présent tu ne t'accroches à aucun sujet ni objet. » L'ennemi (imaginaire) est devenu l'ami, l'obstacle est devenu le tremplin. « O mon cher mental, va où bon te semble. Que tu vagabondes ou que tu restes tranquille, je n'aurai aucun contrôle sur toi. Depuis que je sais cela, je ne t'ai pas importuné. Bonne chance à tous ! » Ainsi, au terme de son long voyage immobile, Poonja paraît-il rejoindre les sages taoïstes et bouddhistes mais il rejoint simplement la seule et vraie sagesse : « La non-pensée, c'est ne pas penser, même si l'on est impliqué dans la pensée. La non-demeure est la véritable nature de l'homme… Laisser les choses suivre leur propre cours… Le mental qui ne demeure en rien ( non abiding man ) n'est rien d'autre que la Réalité.  »

P.F