Critiques de Livres

Eric Baret : Le Sacre Du Dragon Vert

Jean Papin : La Symphonie Cosmique

Christian TIKHOMIROFF : Le Banquet de Shiva,. Pratiques et philosophie du yoga tantrique des Natha-Yogin

 

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Eric BARET : Le Sacre du Dragon vert

Jean-Claude Lattès, Paris, 1999, 360 pages.

 

            Ce recueil d'entretiens donnés par Eric Baret au Canada et en France fait suite à Les crocodiles ne pensent pas (Ed. de Mortagne, 1994) et L'eau ne coule pas (Ed. du Relié, 1995). Comme les deux précédents, plus encore peut-être, il déroutera - et c'est tant mieux - les lecteurs habitués à un langage spiritualiste édifiant et à un certain ronronnement de la pensée mais il stimulera et enchantera les esprits plus hardis, les amoureux de la non-dualité, sous sa forme hindouiste ou autre.

            Eric Baret s'abreuve essentiellement à deux sources : l'advaita-vedânta et le tantrisme cachemirien. L'une et l'autre tradition lui ont été révélées par Jean Klein, ce "Noble Voyageur" - mort en 1998 - inconnu du grand public mais qui a exercé une influence très profonde un peu partout dans le monde. Dans ce livre Eric Baret parle assez souvent de son maître - et même quand il n'en parle pas on sent toujours sa présence - mais il le fait avec une extrême sensibilité, un mélange peu commun de pudeur et de liberté, d'amour et de détachement, sans jamais tomber dans l'hagiographie ou la propagande. Il évoque également d'autres gurus qu'il a rencontrés en Inde : Nisagardatta Maharaj, Mâ Ananda Moyî ou Poonja. Là encore, dans les "croquis" qu'il nous en trace, il sait dépasser l'anecdote et l'admiration médusée et fait preuve d'intégrité et de sens de la distance. Mais son ouverture intérieure ne se limite pas à l'hindouisme. Il se réfère en passant au soufisme, au taoïsme et laisse, à la fin de son ouvrage, la voix à Maître Eckhart, en reproduisant le magnifique sermon Beati pauperes spiritu. Cet appel à de multiples traditions ne relève ni du syncrétisme à la mode ni du vain étalage d'érudition. Comme le dit bien Baret, "le silence n'est pas chrétien, ni soufi, ni hindou, pourquoi constamment nommer ? Pourquoi constamment séparer ? C'est uniquement la peur, le besoin d'appartenir à telle ou telle tradition, qui nous fait accepter celle qui convient à nos préjugés, et en refuser une autre qui ne correspond pas à notre sensibilité. On n'approche pas une tradition comme on fait du shopping. On ne choisit pas une tradition, c'est elle qui éventuellement nous emmène dans son courant quand toute direction est abandonnée. La condition, c'est l'instant, ce regard non impliqué. Tout le reste a été ajouté. La tradition ne vit qu'à cet instant, libre de tout futur. Le reste, c'est du traditionalisme."

            Quant à l'enseignement, on notera d'emblée son caractère apophatique, "à rebrousse-poil" : "Vous n'avez pas besoin de devenir, d'apprendre, d'étudier, de vous purifier, vous avez besoin d'arrêter de prétendre à quoi que ce soit." Cette invitation pressante au non-devenir, cet accent ramené constamment des objets vers le Sujet, l'être pur, s'inscrit dans le droit fil de la tradition advaitique. Eric Baret excelle à démonter les pièges du mental (lequel en dernier ressort n'existe pas, "est un mythe", comme dit U.G.), à démasquer notre tendance perpétuelle à ajourner, à projeter la "Libération" dans le futur ou dans l'idéal, au lieu d'affronter l'instant qui, même ingrat, même pénible, est la seule réalité. D'autres l'ont fait avant lui mais il n'y a rien à inventer dans le domaine de l'Eveil. Tout ce que l'on peut apporter de nouveau, c'est un style, c'est un ton adapté à une époque, à un lieu, à un moment, à une personne qui vous interroge, souvent dans un état de souffrance et de manque. Et, en ce sens, le ton de Baret est incontestablement nouveau, percutant, efficace. Le gaillard, comme on dit, "n'a pas froid aux yeux", il ne répugne pas aux images violentes, aux exemples très concrets, à l'humour décapant, à la provocation fraternelle. En ceci d'ailleurs il révèle son tempérament tantrique et "déborde" son maître Jean Klein qui usait généralement, dans ses entretiens publics du moins, de davantage de réserve et de délicatesse. Quelques échantillons : "Quittez toute voie spirituelle. Ne vous ruinez plus en séminaires spirituels. Surtout auprès d'êtres réalisés ! Délaissez votre église et votre pape. N'enrichissez plus l'Inde des Birla et des Tata. Restez chez vous. Jetez vos tofus et votre prétention à la paix par l'alimentation, le yoga ou autre taï-chi-chuan. Regardez. Ressentez. Regardez combien vous vous enfuyez de la réalité quotidienne. Vous avez un conjoint qui vous trompe, un cancer, un enfant drogué. Merveilleux, voilà la vraie vie. Voyez comme vous êtes affecté. Ne prétendez rien, n'essayez pas de vous échapper. Pas de recettes, d'exercice, d'attitude à observer. Etre lucide. Sentez la peine, la tristesse, la peur. C'est Dieu en activité. C'est votre chance." Ou plus loin : "Quand un drame arrive, on essaie par tous les moyens d'être consolé, de trouver une justification, de dire que cela devait arriver ; au lieu d'approfondir, de regarder son manque. Il faudrait aller dans le manque. La situation arrive, vous dérange, au lieu de faire un pas à l'extérieur, faites-le vers la situation ; vous vous souhaitez ce qui vous arrive. Au lieu de mettre le commentaire "c'est un drame qui m'arrive, cela ne devrait pas arriver, c'est insupportable", vous changez la formulation, vous vous dites "je me souhaite ce qui arrive"." Très tantrique encore - et quelque peu "évolienne" - cette réponse qu'il lance lorsqu'on lui fait observer qu'on vit "une époque très sombre, au plan politique et social" et qu'on lui demande s'il croit qu'il y a "beaucoup d'espoir de se sortir de cette crise de fin de siècle et de millénaire" : "J'espère que non parce que finalement ce qui est sombre, c'est la prétendue recherche spirituelle. Ce qui est sombre, c'est de voir des professeurs de yoga à tous les coins de rue. Ce qui est sombre, c'est le chanelling. Ce qui est sombre, c'est la recherche spirituelle moderne, c'est cette espèce de fuite de l'instant. Par contre, ce qui est merveilleux, ce qui est "auspicieux", c'est la guerre qui s'approche, ce sont les cataclysmes qui viennent, parce qu'ils remettent profondément en question l'être humain, lui font poser de véritables questions. Tout le reste le fait dormir."

            Bien sûr, sortis de leur contexte, de leur mouvement, certaines de ces citations pourront paraître scandaleuses ou inutilement outrancières, et il est possible qu'Eric Baret, dans le feu du dialogue, se laisse parfois emporter par une sorte de mécanisme du paradoxe et de la pointe. Mais cela fait partie du jeu, du dérapage contrôlé, de l'art (l'auteur pratique les arts martiaux et considère très justement le hatha-yoga lui-même comme un art). De plus, ne se bornant pas à une simple démolition des idées reçues, à un aride "déconditionnement" à la façon krishnamurtienne, il propose, dans le sillage de Jean Klein, un travail véritablement subtil et approfondi sur les sensations corporelles, lesquelles, quand on les "écoute" avec respect, sont moins menteuses que les concepts. Grâce à cette technique très particulière - et très peu connue en Occident - Eric Baret quitte les marécages de la psychologie, de l'introspection à n'en plus finir et les mirages de la joute verbale où se complaisent tant de pseudo-Eveillés. Se référant à la doctrine upanishadique des "cinq gaines" (koshas) qui enveloppent le Soi, il fait remarquer qu'avec le "yoga classique" (qu'il appelle bizarrement râja-yoga : c'est plutôt, me semble-t-il, du hatha qu'il s'agit car il le définit comme "axé sur le dynamisme, l'intention, l'intensité") on reste essentiellement dans le prânamaya-kosha, la "gaine" ou la "couche de souffle", d'énergie vitale. Le yoga du Cachemire, au contraire, travaille avant tout sur la "gaine de félicité", la "couche de joie" (ânandamaya-kosha), qui est le premier reflet du Soi et nous rapproche plus intimement de ce dernier. Cette expérience libératrice de joie se retrouve évidemment dans la pratique initiatique de la sexualité. Eric Baret parle très finement du sujet mais paraît convaincu de la quasi-impossibilité d'enseigner une telle voie dans l'Occident moderne : "Les pratiques rituelles, évoquées par le tantrisme cachemirien ou autre, sont réservées à ceux dont la pensée et la sensorialité sont déjà éminemment épurées. Toute caricature de pratique de cet ordre, visant plus ou moins à une exploration de la sexualité, à en profiter plus, ne peut se situer que dans un cadre psychologique, psychopathique. La sexualité et ses ramifications affectives ne concernent que le monde profane."

            Quelques défauts mineurs (redites, transcription fautive de mots sanskrits, flou artistique dans certaines définitions ou références traditionnelles) n'altèrent pas la "santé" générale de ce texte, jailli sur le vif, d'une seigneuriale liberté, totalement désespéré et, pour cela, en fin de compte, très tonique.

 

                                                                  Pierre Feuga

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Christian TIKHOMIROFF : Le Banquet de Shiva,. Pratiques et philosophie du yoga tantrique des Natha-Yogin

Dervy, Paris, 2000, 286 p.

 

Christian Tikhomiroff enseigne le hatha-yoga à Aix-en-Provence. Il a publié pendant plusieurs années une revue d’inspiration tantrique, Linga, qui cultivait volontiers la provocation et la dérision mais proposait aussi des traductions sérieuses de textes sanskrits et transmettait des techniques yogiques exactes. L’essentiel de son enseignement est maintenant réuni dans ce livre, qui comprend une partie théorique et une partie pratique. La première, malgré un effort consciencieux pour exposer la doctrine métaphysique et cosmologique des Natha-Yogin (les authentiques fondateurs du hatha-yoga), me semble la moins convaincante. Elle contient quelques approximations et confusions, historiques ou philosophiques, les plus banales touchant l’opposition védisme aryen / shivaïsme autochtone (influence de Daniélou ?) et les plus gênantes concernant le vedânta que l’auteur voudrait rattacher exclusivement au vishnouïsme (ce qui n’est pas un compliment sous sa plume). Et de citer Râmakrishna et Ramana Maharshi, parmi une liste disparate d’autres maîtres, comme des vishnouïtes alors que le premier, de par sa prodigieuse plasticité spirituelle, dépasse toutes les catégories (c’était, entre autres, un grand tântrika et un grand shâkta), et que le second, le sage d’Arunachala, à l’instar de tous les tenants de l’advaita-vedânta d’ailleurs, se reliait évidemment au shivaïsme (on voyait même en lui une incarnation plénière de Shiva). Malencontreuse aussi, parce que très vague, l’identification de moksha avec « l’état de buddha » ; et trop dangereux l’emploi mécanique du mot « réincarnation », sans définition précise, en rapportant l’origine de cette théorie aux Aryens, ce qui n’a ni plus ni moins de sens que de l’attribuer aux Dravidiens (quand renoncera-t-on à ce travers qui consiste à chercher l’origine historique d’une théorie au lieu de se demander si cette théorie est vraie ?) ; téméraire encore, et à plusieurs titres, l’affirmation suivante : « Quand les Aryens envahirent l’Inde, quelque 2500 ans av. J.-C., shivaïsme et jaïnisme étaient déjà les deux grandes traditions. »

Lorsqu’il passe au volet technique du hatha-yoga, Tikhomiroff se montre beaucoup plus à son aise et nous livre un excellent travail, presque unique dans la littérature contemporaine. Ce qui en fait le prix est l’absence de concessions aux modes actuelles. On entend remonter à la tradition originelle, à ce « yoga violent » des Natha-Yogin, en faisant fi des diverses préoccupations physiologiques, thérapeutiques, diététiques et morales qui encombrent les manuels de hatha-yoga modernes – y compris indiens – et masquent la véritable dimension initiatique et transformatrice (au sens étymologique) de cette discipline. « Concevoir les postures comme une simple gymnastique de bien-être, écrit avec raison l’auteur, comme un moyen de remise en forme ou comme une thérapeutique revient à limiter leur portée. » La séance de postures ne comporte ni préparation ni contre-pose, « invention occidentale imaginée par des pratiquants qui ne voyaient dans l’âsana que des interactions physiologiques et ostéo-articulaires. » Les enchaînements de postures doivent être calculés « par rapport au plan énergétique et non selon des mécanismes de compensations physiologiques. Le yogin cible le ou les cakra sur lesquels il veut ‘travailler’, puis il détermine sa séquence en partant généralement du mûlâdhâra pour remonter de centre en centre ». Dans l’analyse des souffles, des bandha et des mudrâ, sans la combinaison desquels les postures n’ont guère d’efficacité, Tikhomiroff fait preuve de la même compétence et de la même rigueur L’ensemble, mêlé d’une main sûre, et peu encline à la flatterie, donne une pratique d’une grande intensité, qui n’est certes pas à la portée de tous, qui s’affiche même, sans complexe, élitiste, mais qui a au moins le mérite du courage et de la cohérence. Un travail aussi acharné trouvera de lui-même, assurément, sa limite, ou du moins cela est à souhaiter. Poursuivre une perfection corporelle ou « subtile » peut devenir un piège redoutable, dans lequel tombent nombre de yogin : on accroît son pouvoir mais on perd son être et l’on fait payer aux autres, par une dureté soi-disant magistrale, les souffrances que l’on s’est infligées. Le but est oublié (on a pris « le doigt qui montre la Lune pour la Lune »), il ne reste plus que le moyen, la « technique » qui sert d’argument sans réplique à toute contestation… Mais Tikhomiroff ne semble pas ignorer cette déviation fréquente et lui, champion de la volonté et de l’effort, laisse finalement entrouverte la porte de l’abandon, du lâcher-prise. Tout ce que l’on pourrait lui suggérer est qu’il y a des façons plus simples, plus directes et moins harassantes, d’arriver au même résultat.

Pour ceux qu’attire la voie rude, « objective » et terriblement structurée du hatha-yoga, voici en tout cas un ouvrage utile, loin des fantaisies et des fadeurs habituelles. Il aurait encore gagné à être retravaillé, débarrassé de quelques vulgarités superflues (surtout dans la conclusion), de quelques pointes antireligieuses un peu émoussées, illustré aussi de photos plus claires et relu par quelqu’un qui soit moins brouillé avec l’orthographe.

Pierre FEUGA

 

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Jean PAPIN : Joyau des Tantra ou la Symphonie cosmique

Dervy, Paris, 2000, 286 p.

 

Le shivaïsme tantrique du Cachemire, quasiment éteint en Inde, vient à la mode en Occident, comme nous aurons à le montrer dans d’autres recensions. Longtemps méconnu des indianistes français (si l’on excepte Lilian Silburn et André Padoux), cet enseignement si puissant, si cohérent – mais, reconnaissons-le, parfois abstrus – inspire aujourd’hui des travaux d’inégale valeur, quand il ne sert pas d’attrape-gogos à des Eveillés d’opérette. Le livre de Jean Papin vaut donc tout spécialement d’être recommandé, car il constitue l’exposé le plus complet, le plus dense et le plus synthétique publié jusqu’ici sur le Trika dans notre langue. Quoique sa documentation soit assez large, ses références précises, nous n’avons pas affaire ici à un ouvrage de froide érudition. L’auteur est du genre passionné. Chez lui l’esprit critique, fort acéré et mordant, coexiste avec un goût ardent pour le sujet traité. Ce mélange – qui ne manquera pas de heurter les bigots et les cuistres – est assez bien dans la veine tantrique et nous fournit l’occasion de répéter que, pour entrer dans cette voie et a fortiori pour donner à d’autres l’envie d’y entrer, il faut avant tout un  tempérament. Evola (que pourtant Papin n’apprécie guère) avait, par exemple, ce « tempérament tantrique » (« tantrique latin »). Mais la plupart des indianistes n’ont manifestement pas cette prédisposition, cette « trempe » indispensable, et c’est ce qui fait qu’aucun souffle, aucune « vibration » (ce spanda cher aux maîtres cachemiriens) ne se dégage de leurs études aussi atones que respectables. Connaître le sanskrit ne constitue pas une garantie absolue, loin s’en faut, et qui ne possède pas une expérience directe du yoga ne pourra efficacement traduire les textes indiens, où la spéculation ne se suffit jamais à elle-même. Le piège actuel du shivaïsme cachemirien réside justement dans son impressionnante armature « philosophique » propre à séduire les intellectuels occidentaux, en les dispensant à bon compte d’une pratique introuvable. Comme la tradition orale est, sinon morte, du moins occultée ou difficilement accessible, on peut écrire sur le sujet à peu près n’importe quoi, sans crainte d’être contredit. Mais, ainsi que nous le rappelle le Kulârnava-tantra, « on ne disperse pas les ténèbres en prononçant le mot ‘lanterne’ ». Tôt ou tard, il faut se confronter à l’Energie vibrante, au « Tigre », et avoir lu des dizaines de livres ou écouté des dizaines de conférences se révèle alors d’un bien  faible secours.

Jean Papin, lui, non seulement sait le sanskrit (nous avons signalé ailleurs ses bonnes traductions) mais pratique le yoga et, quoique rarement, l’enseigne. C’est ce qui, joint à l’esprit d’investigation et à une sagacité naturelle, fait la force de ses analyses, qu’il démonte le « mythe du karman et de la réincarnation », qu’il distingue les diverses écoles shivaïtes du Nord (spanda-trika, pratyabhijñâ, krama, kula) ou définisse les trois voies d’accès à la Réalité ainsi que la « non-voie » ou les « voies inverses » (la si mal comprise « Main gauche »), ou encore qu’il marque la différence essentielle entre la vision cachemirienne et celle des advaitin ou des bouddhistes vijñânavâdin concernant la mâyâ : « L’illusion, s’il faut l’appeler ainsi, n’est pas le monde, mais l’impression de la dualité et mâyâ est bien plus « confusion » (moha) qu’illusion. Quand se lève le voile de l’ignorance, l’univers ne disparaît pas. Mais surgit alors la « reconnaissance » (pratyabhijñâ) d’une vérité globale qui n’a jamais cessé d’être. » Plus convaincante et originale encore – au bon sens du terme – est son interprétation de la doctrine (ô combien complexe !) du son dans le Trika. Papin, qui pratique la musique indienne, montre le sens profond des râga. A propos des mantra et des cakra il sait dépasser également les clichés habituels. Il donne enfin les bases justes d’une présence tantrique dans le monde, combinaison paradoxale d’effervescence énergétique et de « non-faire ». Voilà donc de bien solides qualités auxquelles un ton, quelquefois un brin péremptoire et grondeur, n’ajoute rien. Personnellement, et hors de toute considération pédagogique, je regrette un peu que, par endroits, cet auteur si intègre et talentueux cède à une certaine inflation verbale et à un excès d’individualisme, poussant par exemple sa méfiance légitime de la pseudo-initiation jusqu’à nier la nécessité de l’initiation véritable. Lorsqu’il écrit fièrement : « Je n’ai subi la servitude d’aucune initiation d’un maître trika », cela est honnête et courageux de sa part s’il se borne à constater un fait, encore que les termes « subir » et « servitude » accolés à l’initiation trahissent une conception caricaturale de cette dernière. Mais quand il affirme ensuite : « Nous [ce n’est pas un pluriel de majesté] n’avons besoin d’aucun appui initiatique particulier pour traverser des expériences décisives », peut-être généralise-t-il trop son propre cas et surévalue-t-il les capacités héroïques de nos contemporains, lui qui pourtant les tient en piètre estime. Il est vrai que nous sommes sur le fil du rasoir. Mieux vaut pas d’initiation du tout qu’une fausse initiation ; mieux vaut pas de maître du tout qu’un faux maître. La recherche éperdue des « lignées spirituelles », accordons-le volontiers à l’auteur, n’exprime souvent qu’un besoin de se rassurer en même temps que de se distinguer du troupeau des profanes. Placer l’aspirant en face de sa solitude, première et ultime, est une bonne chose en une époque moutonnière et enragée de « communication ». Mais lui répéter qu’il ne doit s’attendre à aucune aide, divine ou supérieure, risque de l’acculer à un désespoir stérile en le rendant paradoxalement, non pas plus humble, mais plus égocentrique et plus outrecuidant. Il ne faut pas désespérer Bénarès.

 

Pierre FEUGA