RENE GUENON ET L’HINDOUISME

 

PIERRE FEUGA

 

 

            La tradition hindoue est omniprésente dans l’œuvre de René Guénon, qui la considérait comme « l’héritage le plus direct de la Tradition primordiale ». S’il n’a consacré que deux ouvrages à l’hindouisme proprement dit (plus un recueil posthume d’études et de comptes rendus), il n’est aucun de ses autres livres où l’Inde – sa métaphysique, sa cosmologie, ses sciences traditionnelles, son organisation sociale – n’apparaisse comme une référence majeure, quasi absolue, à tel point que certains ont pu se demander pourquoi, dans sa voie personnelle, il n’avait pas embrassé l’hindouisme plutôt que l’islamisme. Paul Chacornac, son premier biographe[1], nous fournit une réponse dont beaucoup se sont contentés : « Les modalités d’initiation hindoue étant liées à l’institution des castes, on ne voit pas comment un Occidental, par définition sans caste, pourrait y accéder. D’autre part, le rituel hindou ne se prête, en aucune manière, à la vie occidentale, tandis que le rituel islamique, quelles que soient les difficultés pratiques qu’il présente, n’est tout de même pas incompatible avec la vie de l’Occidental moderne. » A quoi l’on peut objecter qu’il y a eu malgré tout des exemples, rares mais non douteux, d’Occidentaux qui se sont intégrés dans l’hindouisme ; eût-il décidé de vivre en Inde que Guénon eût certainement mené la vie rituelle d’un hindou, tout comme, établi en Egypte, il a mené la vie rituelle d’un musulman. On ne voit donc pas, dans son cas si exceptionnel, d’impossibilité radicale à « devenir hindou », la notion de « caste » s’effaçant dans certains types d’initiation et n’ayant plus le moindre sens dans le cas du samnyâsin. La « conversion » à l’islam – bien antérieure, comme on le sait, à l’installation en Egypte[2] - s’explique peut-être par la place « intermédiaire » entre l’Orient et l’Occident qu’occupe cette tradition, en accord avec la propre fonction intermédiaire de Guénon, et aussi par le caractère « ultime » de la religion du Prophète, en correspondance avec le caractère ultime du message guénonien[3]. Ce seraient là néanmoins, reconnaissons-le, des motivations assez abstraites, même pour un homme dont la vie revêt un incontestable « symbolisme » et que l’on a de plus en plus tendance à « mythifier ». La véritable raison du « choix » d’une forme traditionnelle (choisit-on, est-on choisi ?) relève de l’intimité mystérieuse de chaque être et n’est pas comparable à une stratégie militaire ou à un mariage de raison.

            Un peu moins vaine mais aussi peu résoluble apparaît cette question maintes fois posée : Guénon, dans ses années de formation parisiennes, a t-il eu un ou des maîtres hindous ?. Quels que fussent ses dons intellectuels, il est difficile de croire qu’il ait pu parvenir seul ou juste avec l’aide de quelques livres à cette compréhension lumineuse du Vêdânta qu’il manifeste dès l’âge de vingt-trois ans, lors de ses premiers articles publiés sous le nom de Palingenius dans la Gnose. A moins d’aller chercher des explications fantastiques, il faut donc supposer une rencontre et un contact humains, une transmission orale et directe. Or celle-ci ne pouvait assurément pas venir des indianistes français, auprès desquels Guénon a pris quelques cours, ni des membres de la Société théosophique, dont l’enseignement était extravagant, ni d’autres individualités néo-spiritualistes vivant alors dans la capitale[4]. On inclinera donc à croire Chacornac lorsqu’il affirme : « Guénon a eu un Maître ou des Maîtres hindous. Il nous a été impossible d’avoir la moindre précision sur l’identité de ce ou ces personnages, et tout ce qu’on peut en dire avec certitude, c’est qu’il s’agissait en tout cas d’un ou de représentants de l’école Védânta adwaita, ce qui n’exclut pas qu’il y en eut d’autres[5]. » Ce que vient corroborer le témoignage du Hollandais Frans Vreede, qui fut un ami très proche de Guénon pendant trente ans : « Il [Guénon] fut initié par une personnalité hindoue, affiliée à une branche régulière d’un ordre initiatique remontant à Shankarâchârya[6] .»

            En dehors de cet « initiateur » dont il est peu probable et d’ailleurs peu utile qu’on découvre jamais l’identité, Guénon eut aussi, tout au long de sa vie, de bons informateurs d’une certaine réalité indienne, tel Hiran Singh qui lui procura une partie de sa documentation pour le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion (1921). Assez gratuitement, d’aucuns ont supposé que les « contacts hindous » de Guénon s’interrompirent après la parution du Roi du monde (1927), ouvrage dans lequel il en aurait « trop dit » sur l’Agarttha. Rien ne permet de l’affirmer. Il est évident que les jugements sévères (et parfois légèrement excessifs, nous y reviendrons) que Guénon porta sur telle ou telle personnalité hindoue alors à la mode – et relevant plutôt du « néo-hindouisme » que de l’hindouisme orthodoxe – lui attirèrent quelques rancœurs tenaces, non éteintes encore aujourd’hui, dans ce milieu qui n’est ni vraiment d’Orient ni vraiment d’Occident. Mais, à ces acidités résiduelles, on peut préférer d’autres témoignages autrement convaincants, par exemple celui de Roger du Pasquier : « Ce n’est qu’en 1949, lors d’un séjour à Bénarès, que j’ai fait connaissance de l’œuvre de René Guénon. Sa lecture m’avait été recommandée par Alain Daniélou, lequel avait soumis les ouvrages de Guénon à des pandits orthodoxes. Le verdict de ceux-ci fut net : de tous les Occidentaux qui se sont occupés des doctrines hindoues, seul Guénon, dirent-ils, en a vraiment compris le sens[7]. »

 

            L’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, qui est en fait une introduction générale à tout le grand œuvre guénonien – la « charpente et comme la structure » de celui-ci selon Jean-Claude Frère[8], l’ « indispensable prolégomène » selon Jean Robin[9] –, fut publiée en 1921 par l’éditeur Marcel Rivière et présentée en Sorbonne comme thèse de doctorat ès lettres. Sylvain Lévi, dont Guénon avait suivi les cours au Collège de France, régnait alors sur l’indianisme français[10]. Voici la conclusion du rapport mitigé qu’il fit de la thèse de Guénon au doyen Brunot : « En tout cas, il [Guénon] témoigne d’un effort personnel de pensée qui est respectable et que les philosophes apprécieront ; il apporte une conception curieuse des systèmes philosophiques de l’Inde, qui tout en choquant les indianistes peuvent les inviter à d’utiles réflexions. Enfin, la Faculté donnera une preuve manifeste de son libéralisme en acceptant cette critique violente de la ‘science officielle’ des philosophes comme des indianistes. Je crois donc devoir vous engager, Monsieur le Doyen, à accorder votre visa à la thèse de Monsieur Guénon[11]. » Ledit Doyen ne fut point sensible à l’argument « libéral » puisqu’il refusa la thèse. Noële Maurice-Denis Boulet, qui rédigea un compte rendu de l’Introduction générale dans la Revue universelle du 15 juillet 1921 (compte rendu élogieux à l’exception d’une phrase finale un tantinet perfide due à Maritain[12]), devait plus tard attribuer ce refus au fait que « la méthode d’exposition de René Guénon n’avait rien de la méthode historique et critique universitaire », ce qui tombe sous le sens. Ce fut là, en tout cas, le point de départ ou peut-être la cristallisation du long « désamour » entre René Guénon et l’Université française. Il faut constater que, sournoise ou virulente, allant de la conspiration du silence au dénigrement systématique (Louis Renou en fut un spécialiste), l’hostilité des indianistes hexagonaux envers Guénon n’a jamais vraiment cessé. Si quelques-uns aujourd’hui admettent son apport constructif, c’est généralement en privé ou du bout des lèvres, comme si un hommage public (voire une simple mention bibliographique) risquait de compromettre leur carrière[13]. En 1921, ce n’était sans doute pas cette crainte qui prévalait. Tout simplement les idées de Guénon étaient trop nouvelles – en dépit ou à cause de leur référence à une Tradition immémoriale – pour être entendues de ces bons docteurs nourris aux mamelles du scientisme et du positivisme, ces orientalistes « officiels » qui, en réalité, pour leur mode de pensée, ne différaient guère de leurs collègues latinistes ou hellénistes. Qu’ils fussent chrétiens, athées ou agnostiques, ils ne pouvaient penser l’hindouisme qu’en termes de religion ou de philosophie occidentales et, au nom de l’ « objectivité scientifique » (grande vache sacrée de l’alma mater), étouffaient en eux-mêmes toute sensibilité spirituelle qui eût pu les rendre réceptifs à l’interprétation guénonienne. Lui parlait « du dedans », eux « du dehors ». Et le fait que cet indianiste non patenté s’exprimât en un langage clair, précis, « classique » sans effets littéraires, « cartésien » (un « Descartes de l’ésotérisme », dira-t-on plus tard avec un brin de malice) et s’appuyât sur une érudition discrète mais évidente n’arrangeait rien, bien au contraire, rendant l’adversaire encore plus insaisissable. Comme il eût été plus facile de le classer définitivement parmi ces « néo-spiritualistes » et ces « théosophistes », ces plumeurs de chimères et ces marchands d’exotisme frelaté dont il ne cessait, et avec beaucoup plus de détermination que les orientalistes eux-mêmes, de dénoncer les impostures !

            Quand on relit l’Introduction avec le recul de quatre-vingts ans, elle fait vraiment – sous son allure correcte, un peu guindée, un peu « premier de la classe » – l’effet d’une bombe, et peut-être davantage dans ses deux premières parties qui opposent, de façon générale, les modes de la pensée orientale et les modes de la pensée occidentale (ou, en filigrane, les modes de la pensée traditionnelle et de la pensée moderne) que dans ses deux dernières qui traitent directement des doctrines hindoues et de leurs fausses interprétations. Toutes ces définitions coupantes, ces grandes distinctions guénoniennes entre tradition et religion, pensée métaphysique et pensée théologique ou philosophique ou scientifique, ésotérisme et exotérisme, non-dualisme et monisme, création et manifestation, etc., sont maintenant familières aux lecteurs de cette revue – on veut l’espérer ! – mais, à l’époque, elles dérangeaient passablement les idées reçues et le ronronnement intellectuel ambiant. La première qualité qui éclatait dans ces pages, c’est ce génie de la « discrimination », au sens védantique du terme, cette lucidité suraiguë – qu’aucun auteur du siècle dernier n’a poussée à ce degré –, cet art de discerner, de démêler le vrai du faux et parfois de trancher l’erreur d’un coup d’épée vigoureux, sans souci de la peine ou du plaisir que l’on causera à l’un ou à l’autre. Un brâhmane oui, mais un brâhmane militant (comme son maître Shankara ou comme, dans la Chrétienté, saint Bernard), affable et délicat dans la vie privée mais pugnace et inflexible quand il s’agissait de défendre la vérité.

            Venons-en aux doctrines hindoues proprement dites. Si l’Introduction générale reste le meilleur livre en langue française que l’on puisse, aujourd’hui encore, recommander à une personne qui voudrait commencer à étudier l’hindouisme – hors de toute ambition universitaire, bien sûr –, on ne saurait cependant s’en contenter absolument ni lui vouer une admiration béate[14]. Le dédain de la « méthode historique » se retourne ici un peu contre l’auteur, empêchant toute perspective et donnant de la tradition hindoue une image trop monolithique et trop statique. Ce n’eût pas été céder au « progressisme » haï que de relever qu’à certaines époques il a pu y avoir passage d’un ritualisme prédominant (voire dominateur) à des formes plus spéculatives puis plus dévotionnelles, cette évolution n’excluant pas que les trois tendances aient pu toujours, plus ou moins, coexister en Inde et jusqu’à nos jours, où pourtant la bhakti l’emporte indiscutablement. Ce n’eût pas été non plus attenter à la hiérarchie traditionnelle que de reconnaître que tous les maîtres spirituels de l’Inde ne furent pas des brâhmanes, que, même sur ce plan intellectuel cher à Guénon, les kshatriyas n’eurent pas toujours un rôle subversif mais au contraire positif (ne les voit-on pas, dans certaines « joutes » upanishadiques, triompher doctrinalement des représentants de la caste sacerdotale ?), ou encore que, dans les temps « vêdiques », les femmes paraissent bien avoir eu accès à l’enseignement sacré. Justifiant avec raison l’institution des castes, sans laquelle il n’y aurait plus d’hindouisme du tout, Guénon omet tout de même de signaler combien ce système est dégénéré et sert de prétexte à toutes sortes d’abus et d’oppressions (sans compter qu’il laisse en dehors de lui des dizaines de millions d’« intouchables »). Lui, si sagace sur les autres traditions[15], « idéalise » parfois légèrement l’Inde, par exemple lorsqu’il nous dit que « le point de vue moral n’y existe point » : comment expliquer alors que le moralisme soit devenu tellement envahissant dans l’Inde moderne si rien, dans la mentalité indienne, n’avait été prêt à l’accueillir ? Et n’est-ce pas encore embellir un peu cette même mentalité que d’affirmer que les darshanas – dont la coordination au demeurant ne semble pas très ancienne –, les six « points de vue » orthodoxes « ne sauraient naturellement entrer en conflit ou en contradiction » ? Les traités spéculatifs hindous – y compris ceux du « non-dualiste Shankara – sont remplis de controverses et de polémiques, parfois âcres et pointilleuses, sans parler des rivalités féroces qui peuvent exister entre certains ordres ascétiques.

            Au fond tout se ramène à ceci : pour Guénon, n’est vrai que ce qui est orthodoxe et n’est orthodoxe que ce qui est strictement conforme au Vêda. C’est laisser penser d’abord que le Vêda ne contient aucune contradiction, ensuite que tous les brâhmanes l’interprètent de la même manière, enfin qu’il existerait des critères unanimement acceptés de l’orthodoxie ; mais, plus fâcheux peut-être, c’est méconnaître qu’il y a toujours eu en Inde – ou en tout cas depuis des temps fort lointains – deux traditions, parfaitement légitimes, que l’on peut considérer tantôt comme concurrentes, tantôt comme complémentaires ou encore « superposées » : la tradition vêdique - la seule que reconnaît Guénon où à laquelle il voudrait rattacher et subordonner l’autre – et la tradition qu’on pourrait appeler « âgamique » (ce qui n’est pas absolument synonyme de « tantrique »). Cette distinction n’est ni ethnique (« Aryens » contre « Dravidiens ») ni sociale (brâhmanes contre kshatriyas ou d’autres castes) ; elle est spirituelle et initiatique[16]. Les shivaïtes non dualistes du Cachemire, par exemple, qui relèvent de la tradition âgamique, tiennent leurs textes sacrés comme révélés par Shiva lui-même à la Déesse (Shakti) ; cette nouvelle révélation[17] ne s’oppose pas au Vêda, ne le combat pas mais le rend en quelque sorte caduc ; elle s’adresse, quant à elle, à tous les hommes sans restriction de race, de caste, de sexe, de croyance ou de mode de vie, et cela dans une perspective eschatologique plus ou moins marquée ; elle possède ses propres rites et ses propres modes d’initiation, ce qui n’implique nullement qu’elle soit en dehors de l’ « hindouité » et ne puisse emprunter à la tradition vêdique tel ou tel élément (la réciproque étant possible). A la fois ouverte et « secrète » (rahasya) – ouverte socialement et secrète pour des raisons techniques –, elle n’en est pas moins, en tout cas, « orthodoxe » et il ne viendrait jamais à l’esprit d’un brâhmane intelligent – tous ne le sont pas – de traiter d’ « hétérodoxe » le maître incontesté de cette école Trika, Abhinavagupta, qui était d’ailleurs aussi un brâhmane très respecté et dont le génie métaphysique n’a rien à envier à celui de Shankara. Mais Guénon ne semble jamais avoir entendu parler du Trika ou, du moins, n’y fait point allusion dans ses livres. Il a par contre, et il faut lui en rendre hommage, écrit des pages très pénétrantes sur le tantrisme, dont les orientalistes de son temps – à l’exception de John Woodroffe (Arthur Avalon) – avaient une vue complètement déformée : ses exposés sur le Kundalinî-yoga, Tantrisme et magie[18] restent des modèles de perspicacité et de justesse en un domaine où n’importe qui, plus que jamais, dit n’importe quoi. Néanmoins, gardant toujours son point de vue de « brâhmane vêdique » – l’expression lui eût paru pléonastique alors qu’elle ne l’est pas absolument –, il s’en tient à une conception quelque peu « légaliste » du tantrisme comme un « cinquième Vêda » et n’aperçoit peut-être pas avec une audace suffisante son caractère universaliste ni les possibilités qu’il pourrait offrir aux hommes des « derniers temps ». Car enfin, si les mots ont un sens, le fait de s’adresser à tous les individus, « sans restriction de race, de caste, de sexe ou de croyance », n’indique-t-il pas avec clarté que cette nouvelle révélation (ou cette nouvelle adaptation du Vêda si l’on préfère) a vocation de dépasser les cadres de l’hindouisme ? C’est d’ailleurs ce qu’elle a fait avec le bouddhisme tibétain (dont on voit aujourd’hui, par les malheurs des temps, l’étonnante expansion, même si ses aspects tantriques, hors d’Asie, n’apparaissent que d’une façon assez floue). Elle a également touché l’islam, quoique de manière, on s’en doutera, plus discrète (Bauls musulmans du Bengale, soufis du Cachemire) et rencontré le taoïsme en Chine. Avec le christianisme la « greffe » paraît exclue, du moins tant que cette religion ne se sera pas « réconciliée » avec son propre ésotérisme[19]. Mais l’esprit tantrique reste « disponible » pour tous, n’importe l’appartenance ethnique ou religieuse, tout simplement parce que notre époque entière est sous le signe de « l’Energie », –Energie mal maîtrisée à l’évidence et de plus en plus menaçante et autonome, « Science sans conscience », Kâlî déchaînée. Parce que, en dépit d’un certain côté « guerrier » de sa nature, Guénon n’avait pas vraiment un « tempérament tantrique », il n’envisageait pas que le « remède » pût se trouver là même où était le « poison » et que, pour redresser un monde déchu, il fût parfois nécessaire de descendre à son niveau, pénétrer dans le camp de l’adversaire pour mieux le détruire ou encore « pousser à la Roue ».

 

            La dernière partie de l’Introduction générale est consacrée aux « interprétations occidentales » de la tradition hindoue, et bien évidemment pour en dénoncer l’inanité et la fausseté. Nous ne reviendrons pas sur les orientalistes « officiels », sauf à rappeler que la « myopie intellectuelle » qu’il diagnostiquait chez eux n’est pas tout à fait guérie. En ce qui concerne les théosophistes, le danger paraît plus écarté, encore que les élucubrations de Madame Blavatsky ou d’Alice Bailey occupent toujours de pleins rayons de librairies. A ce propos, Guénon stigmatise, comme il le fera si souvent par la suite (en la distinguant soigneusement de la transmigration et de la métempsycose), la croyance en la réincarnation. On ne peut que lui donner raison si l’on songe que celle-ci a encore gagné du terrain depuis 1921, est devenue un véritable dogme dans quantité d’écoles spiritualistes et fait quasiment partie désormais du bagage culturel de l’Occidental moyen (avec les « chakras » et le Tantra de supermarché), générant toute une littérature aussi poisseuse qu’indigeste. Pourtant, quitte à froisser certains admirateurs inconditionnels de Guénon pour lesquels l’antiréincarnationnisme est devenu à son tour une sorte de « dogme », il faut ici un peu déchanter : c’est prendre son désir pour une réalité que d’affirmer que « tous les Orientaux, sauf peut-être quelques ignorants plus ou moins occidentalisés dont l’opinion est sans aucune valeur, sont unanimement opposés » au réincarnationnisme. En ce cas il faudrait considérer comme « ignorants » bien des brâhmanes et bien des maîtres spirituels de l’Inde, nés avant que les Occidentaux ne soient arrivés dans leur pays. Qu’on le déplore ou non, la croyance en la réincarnation, entendue au sens le plus littéral (retour dans un corps humain, animal ou végétal), n’est pas simplement le fait de basses castes, elle est répandue dans toutes les couches de la population hindouiste (et partagée par les jaïns, les bouddhistes, les Sikhs). Est-ce à dire que Guénon se serait magistralement trompé et que sa doctrine des « états multiples de l’Etre » comporterait une fissure ? A Shiva ne plaise. Mais tout Hindou n’est pas si « naturellement métaphysicien » que Guénon l’a voulu. S’il a l’esprit ouvert, on pourra très bien lui « démontrer », selon le terme guénonien ici par trop mathématique, que la réincarnation « est une absurdité métaphysique, car admettre qu’un être peut passer plusieurs fois par le même état revient à supposer une limitation de la Possibilité universelle, c’est-à-dire à nier l’Infini, et cette négation est, en elle-même, contradictoire au suprême degré ». Une logique aussi éblouissante – étayée par de brillantes considérations de géométrie sacrée – ne manquera pas de frapper son intelligence mais, paradoxalement, il n’est pas sûr qu’elle le convainque jusqu’au fond. Par « instinct métaphysique » justement, et par le fait d’une imagination très développée (cette faculté dont Guénon avouait être dépourvu), il se peut qu’il n’exclue pas la possibilité d’encore « autre chose », ou de « quelque chose de plus », au-delà de la logique (la « Possibilité universelle » admettant même la répétition ou l’ « auto-limitation »). Et, s’il a le respect des Ecritures (les Lois de Manu pour ne citer qu’elles), comment lui faire croire que toutes les allusions à la réincarnation dont elles regorgent ne devraient être entendues que « symboliquement » ? Pourquoi ces symboles ? s’étonnera-t-il, et pourquoi les anciens maîtres n’auraient-ils pas dit la vérité telle qu’elle est – surtout une vérité dont on ne voit pas bien en quoi elle serait dangereuse –, évitant ainsi à leurs descendants de tomber dans une interprétation littéraliste, avec toutes les illusions et les grossières confusions qu’elle entraîne[20] ?

            Après les théosophistes – qui n’auront jamais d’antagoniste plus déclaré que lui – Guénon s’en prend sans ménagement aux propagateurs d’un « Vêdânta occidentalisé » (pour la plupart, soit dit en passant, natifs du Bengale). En commentant la fondation par Râm Mohun Roy (1772-1833) – celui qu’on a appelé « le père de l’Inde moderne » – du Brahmo Samaj ou « Eglise hindoue réformée », il note que « ce fut, en fait, la première tentative pour faire du Brâhmanisme une religion au sens occidental de ce mot ». Or, bien que, depuis cette époque, beaucoup d’eau ait coulé entre les rives du Gange, on constate que cette volonté de transformer l’hindouisme en « religion » (et en religion militante) persiste, quoique sous des formes modifiées, dans l’Inde d’aujourd’hui. Au temps du Raj britannique, il s’agissait de réaliser une improbable synthèse entre la philosophie des lumières, un certain protestantisme moralisant et le brahman impersonnel du Vêdânta, et un tel syncrétisme, nébuleux et hostile à la caste brahmanique, faisait plutôt le jeu du colonisateur. De nos jours, c’est sur fond de xénophobie et de nationalisme exacerbé que se poursuit le projet d’imposer une « religion hindoue » capable, non seulement de concurrencer, mais d’évincer l’islamisme et le christianisme, religions étrangères. Néanmoins l’esprit antitraditionnel[21], d’un point de vue guénonien, est le même et bien naïfs ceux qui confondraient le Sanâtana Dharma authentique avec ce traditionalisme crispé ou ce faux « retour à la Tradition » qu’ont incarné successivement, et avec différentes contorsions, l’Arya Samaj, la Hindu Mahasabhâ, le RSS ou d’autres mouvements politiques plus récents[22].        

             Autre Hindou occidentalisé dont Guénon supportait mal la tendance au prosélytisme et à la vulgarisation : Vivekânanda (1863-1902), « disciple de l’illustre Râmakrishna mais infidèle à ses enseignements » : c’est là un verdict assez grave si l’on se remémore le lien spirituel tout à fait privilégié qui a uni ces deux yogis. Guénon dira mieux un autre jour[23] : « Vivekânanda aurait pu être un homme fort remarquable s’il avait rempli une fonction convenant à sa nature de Kshatriya, mais le rôle intellectuel et spirituel d’un Brâhmane n’était certes pas fait pour lui. » Néanmoins, n’est-ce pas encore réduire un peu trop le personnage ? Au-delà de ses conférences et de ses écrits qui se ressentent du style humanitaire et progressiste de l’époque, Vivekânanda était un être de feu, doué d’un charisme extraordinaire. Et puisque Guénon convenait que le tempérament « kshatriya » prédominait chez les Occidentaux, un tel maître ne leur était-il pas parfaitement approprié ?

            Sur ses contemporains hindous les plus célèbres, Guénon s’est cependant peu trompé. D’emblée, il a perçu l’authenticité de Ramana Maharshi. Il a estimé Tilak (1856-1920) qui partageait avec lui la certitude d’une origine « arctique » du Vêda et faisait de la Bhagavad-Gîtâ une lecture nettement plus « virile » que Gandhi. La pensée de Krishnamurti, même après que celui-ci se fut dégagé, non sans courage, de la Société théosophique, ne pouvait le séduire (et pas davantage s’il l’eût connue dans ses derniers développements) : d’abord parce que, dans son désir farouche de repartir en quête de la vérité, elle répudie violemment toutes les traditions, jetant pour ainsi dire « le bébé avec l’eau du bain » ; ensuite parce que, comme il n’y a rien de nouveau sous le soleil, ce qu’elle retrouve de la tradition, et comme malgré elle, est plus bouddhiste qu’hindou, allant- dans un sens déstructurant et dissolvant peu sympathique à Guénon ; enfin parce qu’elle est fortement psychologique, à tel point qu’on peut se demander si Krishnamurti n’appartient pas davantage à l’histoire de la psychologie qu’à celle de la spiritualité. Or Guénon abhorrait tout « psychologisme » appliqué au domaine métaphysique ou symbolique[24].

            Pour ce qui est d’Aurobindo, l’appréciation de Guénon fut assez mouvante, très favorable au début, plus réticente à la fin (et sans doute fût-elle devenue franchement réprobatrice après la mort du maître, à l’endroit de la « Mère » et de ceux qui prétendaient prolonger son enseignement). L’ « évolutionnisme » d’Aurobindo, pour être plus lumineux que celui de Nietzsche et plus intelligent que celui de Teilhard de Chardin, n’en était pas moins difficilement conciliable, pour Guénon, avec la doctrine authentique des cycles cosmiques. Enfin la terminologie lourde et filandreuse que le sage de Pondichéry crut bon de réinventer pour exposer des conceptions souvent traditionnelles ne pouvait que gêner Guénon, si rigoureux et si net quant à lui dans son vocabulaire. Au fond Aurobindo n’aurait-il pas été le premier Indien à créer un « système philosophique », ce que n’étaient point les darshanas avant lui ? Cette marque d’individualisme expliquerait l’attrait qu’il exerce sur les intellectuels occidentaux, outre l’aspect « progressiste » auxquels ils sont généralement sensibles. Mais, d’un autre côté, on observera que, depuis la mort d’Aurobindo (qui se produisit la même année que celle de Ramana Maharshi, dernier grand sage traditionnel de l’Inde[25]), aucun effort spéculatif d’envergure n’est apparu dans ce pays. Et cet « essoufflement » spirituel, sur lequel nous reviendrons, ne laisse pas d’inquiéter.

 

               Le deuxième livre que Guénon a consacré à l’Inde, l’Homme et son devenir selon le Vêdânta (1925), est également son premier grand exposé métaphysique, le premier « vol de l’aigle » dans un domaine où, au XXe siècle, il n’aura jamais de véritable rival[26]. Certes il suit presque exclusivement le point de vue d’une seule des cinq écoles védantiques : celle, shivaïte, de Shankara ; et il ne prétend pas traiter toutes les questions qu’a pu se poser cette école adwaita (sur le thème de la « réalisation », notamment, il reste comme toujours très retenu). C’est sous un angle bien défini – l’étude de la nature et de la constitution de l’être humain et son évolution posthume – que Guénon aborde l’enseignement « non dualiste », mais en réalité il élargit constamment son sujet, traverse d’autres darshanas (Sânkhya, Yoga), relie avec un doigté incomparable toutes les traditions et nous offre l’exposé le plus complet, le plus profond et, disons le mot, le plus « inspiré » de la doctrine de l’ « Identité suprême » publié jusqu’alors en Occident. L’analyse détaillée de cet ouvrage est ici impossible et l’on ne peut mieux faire que de renvoyer chacun à sa lecture (ou à sa relecture) directe[27]. On ne saurait trouver de nourriture plus substantielle pour l’intelligence ni d’antidote plus puissant contre la paresse d’esprit. Le « déroulement » de la pensée guénonienne, majestueux et minutieux à la fois, avec ses longues phrases balancées, droites dans l’intention et sinueuses dans le parcours[28], avec ses parenthèses riches de sens, ses notes qui sont comme autant d’ « écrins » pleins de joyaux en bas de page – formant presque un « second livre » encore plus ésotérique –, cette parole qui prend tout son temps mais ne se laisse jamais distraire exige aussi du lecteur une attention sans faille, capable d’arrêts, de retours, d’interrogations et de silence (la « part de l’inexprimable », disait-il), attention ferme et souple, totalement à rebours de notre époque avide et dispersée ; elle est, dans son essence comme dans sa forme, « initiatique » (« écouter » le maître puis « méditer » ce qu’il a dit sont d’ailleurs les deux premiers paliers de l’apprentissage védantique). Aussi, aux austères chefs-d’œuvre métaphysiques de Guénon (l’Homme et son devenir, le Symbolisme de la Croix, les Etats multiples de l’Etre), beaucoup préfèrent-ils sa veine plus « polémique » et « prophétique », qui stimule davantage le « mental » et moins l’ « intellect ».

 

            Approchant du terme de cette étude, peut-on risquer un jugement d’ensemble, non pas sur toute l’œuvre de Guénon – ce qui excéderait nettement nos forces et poserait au demeurant bien des problèmes, tant cette œuvre, prétendue impersonnelle et détachée, continue de provoquer passions et tensions –, mais sur sa contribution particulière à la connaissance des doctrines hindoues ? On ne soulignera jamais assez combien cet apport fut novateur et, en un sens bien éloigné de celui qu’on donne habituellement à ce mot, « révolutionnaire » : en ce domaine comme en bien d’autres – mais d’une manière qu’il a voulue lui-même plus centrale et plus primordiale – il y a vraiment un avant et un après-Guénon. Toute une certaine façon d’interpréter le Vêdânta à travers des catégories philosophiques occidentales – panthéisme, idéalisme, monisme spiritualiste, etc. – semble aujourd’hui obsolète, du moins à ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Toute une certaine rhétorique hindouisante – qui va des attendrissements de Schopenhauer aux trémolos délirants d’André Malraux en passant par l’ascétisme théâtral de Lanza del Vasto et les sucreries de Romain Rolland – paraît désormais insupportable à qui a goûté un pain plus amer mais plus substantiel. Grâce à Guénon les masques tombent et les marionnettes ont les fils coupés. On sait que la « Délivrance » métaphysique est beaucoup plus que le « salut » religieux. On sait – et qui l’avait montré avant lui, nous disons bien montré et pas seulement rêvé ou pressenti ? – que la doctrine hindoue de la non-dualité trouve des équivalents exacts dans le taoïsme, dans la kabbale, dans le soufisme et peut-être dans certains courants ésotériques chrétiens ; que l’on croie ou non à une « Tradition primordiale » (et c’est là une pierre d’achoppement pour beaucoup), les ressemblances sont trop éclatantes, trop troublantes pour que l’on se contente des sempiternelles explications par les « influences » historiques ou un vague « fonds commun » de l’humanité. Enfin, et toujours grâce à Guénon (on serait tenté de dire au seul Guénon), on dispose d’une connaissance suffisante des cycles cosmiques – même si l’on ne connaît pas « le jour et l’heure » – pour se repérer dans un monde en décomposition accélérée.

            Reste cependant le recul nécessaire à qui sait bien admirer[29]. Guénon a dit l’essentiel mais il n’a pas tout dit (personne, sur l’hindouisme, n’en serait capable). On a signalé quelques menues lacunes, simplifications, exagérations, on a soulevé quelques objections, ne doutant d’ailleurs pas que, s’il était toujours vivant, il trouverait le moyen de les balayer. Deux points demeurent plus problématiques, l’un qui concerne frontalement l’hindouisme, l’autre qui le concerne aussi mais de manière plus indirecte et dérivée.

            En premier lieu donc, comment ne pas constater que Guénon a, sinon ignoré, du moins déprécié à l’excès une composante majeure de la tradition hindoue : la bhakti ?. Il y a vu, avant tout, une voie « sentimentale ». Sentimentale elle l’est, et elle peut même aller, dans l’Inde actuelle, jusqu’à une mièvrerie proprement écœurante ! Mais elle peut aussi être chose, autre chose même qu’une « voie pour kshatriyas » puisque nombre de brâhmanes la pratiquent et que nombre de spirituels hindous, parmi les plus grands, l’ont recommandée à leurs disciples. En réalité, pour qui ne « sait » pas encore, la bhakti s’avère un moyen particulièrement rapide et efficace de connaissance ; et pour qui « sait » déjà, pour qui a compris la théorie, elle devient un accomplissement naturel, un prolongement spontané. On se demande donc si, en ce domaine précis, la réticence de Guénon ne vient pas d’une compréhension insuffisante, tout autant que d’un manque évident d’affinité. Mais n’a-t-il pas éprouvé la même difficulté vis-à-vis du mysticisme chrétien, auquel il reprochait, encore davantage, sa « sentimentalité » et sa « passivité » ? Ce qui est manifeste de beaucoup de mystiques « mineurs » mais non des plus grands, Maître Eckhart, Tauler, Ruysbroeck ou saint Jean de la Croix, sans parler des maîtres hésychastes qui disposaient d’une méthode proprement initiatique[30]. Dans la bhakti – cette participation unifiante à l’Etre divin – il existe également bien des degrés et Guénon n’a peut-être pas perçu à quel point, en Inde, les voies spirituelles communiquent et se mêlent constamment et librement : c’est ainsi que Shankara et Abhinavagupta ont pu composer à la fois des traités de pure gnose, des hymnes dévotionnels et même – bien que la chose soit moins connue pour le premier que pour le second – des écrits tantriques. Etre, connaître, aimer et pouvoir ne font qu’un pour un homme vraiment « réalisé ». Absorbé par la recherche de la « source », Guénon pouvait-il voir dans toute son ampleur la nature « océanique », tumultueuse et « joueuse » de l’hindouisme ?

            Autre domaine où le discernement de Guénon n’apparaît pas parfait : le bouddhisme. Pendant longtemps, reflétant en    cela les opinions du brâhmanisme le plus rigide[31], il n’a voulu voir dans la doctrine de Shâkyamuni, qu’une « hétérodoxie » sans intérêt métaphysique, « diamétralement opposée à la mentalité hindoue », moralisante et « sentimentale », le simple produit d’une « révolte des Kshatriyas contre les Brâhmanes[32] », allant jusqu’à établir un parallèle entre la situation du bouddhisme par rapport à l’hindouisme et celle du protestantisme par rapport au catholicisme[33], sans d’ailleurs vraiment se demander ce qui, dans l’un et l’autre cas, au-delà de la simple explication temporelle, avait pu provoquer (et qui sait en partie justifier ?) une telle « révolte ». Plus tard, on le sait, sous l’influence notamment d’Ananda Coomaraswamy, son jugement évolua dans un sens plus favorable et il eut l’honnêteté intellectuelle de rectifier ses premières erreurs. Nonobstant, sa relation au bouddhisme demeura toujours assez froide (et même franchement « glaciale » vis-à-vis du Hînâyâna). Pour autant qu’il l’ait connu, le lamaïsme tibétain lui a inspiré des lignes pleines de finesse et de respect. Mais il ne semble pas avoir perçu le génie métaphysique de Nâgârjuna et il n’a pratiquement rien dit du ch’an chinois ni du zen japonais, voies antisentimentalistes s’il en est mais aussi, d’un autre côté, trop anti-intellectualistes pour son tempérament. On dirait que, de façon générale, il n’a pu penser le bouddhisme que par rapport à l’hindouisme[34], soit en le regardant avec sévérité comme une « déviation », soit en le relégitimant, en le ramenant en quelque sorte doctrinalement dans le giron de la tradition mère (ce qui fut aussi l’effort, magnifique mais discutable, de Coomaraswamy). Lorsqu’il nous dit que le bouddhisme a été « réellement destiné à des peuples non indiens », que ce fut là, dès l’origine, sa véritable raison d’être (en somme, pour parler familièrement, une espèce d’hindouisme « au rabais », conçu pour l’exportation), lorsqu’il lui dénie toute « originalité » métaphysique, – sans doute, de son point de vue de brâhmane, croit-il lui faire un cadeau, mais en même temps n’est-ce pas là passer à côté de l’essentiel, comme si l’on voulait sauver du christianisme ce qui est acceptable pour les juifs ? Et, plus profondément, cet attachement imperturbable à l’ « orthodoxie » ne l’a-t-elle pas amené par moments à méconnaître la spiritualité toute pure, le fait spirituel lui-même, dans son jaillissement vif et spontané ? A oublier que l’Esprit souffle où Il veut, quand Il veut et comme Il veut, et qu’à la limite peu importe qu’une tradition soit « orthodoxe » ou non si elle est capable de produire des saints, des sages et des éveillés[35].

            Peut-être ces dernières réflexions paraîtront-elles encore trop « sentimentales », et par surcroît sacrilèges, à ces guénoniens « passifs et pétrifiés » dont parlait Jean Tourniac ou à tous ceux qui voudraient que la jungle hindoue ressemblât à un jardin à la française. Pourtant elles viennent d’un homme qui n’est ni un bouddhiste déguisé ni un bhakta enflammé ni encore moins un disciple masqué de Luther ou de Calvin ; un homme qui doit tout à Guénon, – sauf les moyens « pratiques » pour parvenir au but que Guénon a fixé. Ayant « choisi » l’hindouisme (mais ne parlant au nom d’aucune école particulière), je reste cependant songeur devant cet Hindou « naturellement métaphysicien », métaphysicien « en quelque sorte par définition » auquel Guénon se réfère avec tant de certitude. Cet « Hindou » archétypal, intemporel en somme, je ne doute pas qu’il soit dans l’absolu, je doute seulement un peu qu’il existe encore. Celui qui existe, c’est l’ « Indien », homme ou femme plus préoccupé d’artha et de kâma que de dharma et de moksha[36], procédurier et ratiocineur, débordé parfois par le sentiment, et alors plus violemment encore que l’Occidental, capable de rêves fous, d’une plasticité psychique infinie, doué d’une imagination sans limites, être composite et multiple, tantôt incroyablement dogmatique et tortueux, tantôt merveilleusement généreux et limpide… Cet Indien-là, Guénon, réfractaire à toute approche historique ou sociologique, psychologique ou esthétique, ne s’y est pas intéressé, quoiqu’il existât déjà de son temps, et s’y intéresserait encore moins aujourd’hui – où il bouillonne et  prolifère –, sinon pour le conjurer de ne pas tomber jusqu’au cou dans les pièges de l’Occident. Mais peut-être rêvait-il, hélas, lui si peu rêveur quoique inconscient poète, quand il prédisait que l’Inde serait l’ultime refuge de la spiritualité, qu’elle opposerait par son élite « une barrière infranchissable à l’envahissement de l’esprit occidental moderne », qu’elle conserverait intacte, « au milieu d’un monde agité par des changements incessants, la conscience du permanent, de l’immuable et de l’éternel[37] ». Combien d’Indiens aujourd’hui, plus fascinés par l’informatique que par la métaphysique et par le « règne de la quantité » que par l’ « Un sans second », auraient besoin de lire René Guénon – le catholique de la Loire, le soufi du Caire – pour « redevenir hindous » !

 

Pierre FEUGA



[1] La Vie simple de René Guénon, Editions traditionnelles, 1958, p. 48.

[2] Guénon récusait d’ailleurs ce terme de « conversion » en ce qui le concernait : « Je ne me suis jamais converti à quoi que ce soit. »

[3] On peut y ajouter l’universalité des deux traditions et le fait qu’elles se « répondent » aux deux extrémités du cycle, au point qu’il n’est pas interdit d’imaginer que celui-ci se terminera par leur affrontement ou  leur conjonction : « Il est intéressant de remarquer que la tradition hindoue et la tradition islamique sont les seules qui affirment explicitement la validité de toutes les autres traditions orthodoxes ; et, s’il en est ainsi, c’est parce que, étant la première et la dernière en date au cours du Manvantara, elles doivent intégrer également, quoique sous des modes différents, toutes ces formes diverses qui se sont produites dans l’intervalle afin de rendre possible le « retour aux origines » par lequel la fin du cycle devra rejoindre son commencement et qui, au point de départ d’un autre Manvantara, manifestera de nouveau à l’extérieur le véritable Sanâtana Dharma. » (Etudes sur l’hindouisme, « Sanâtana Dharma », Editions traditionnelles, 1970, p. 114.)

[4] Il ne semble pas qu’il y ait eu, dans le Paris de la Belle Epoque, d’équivalent pour l’hindouisme de ce que furent, par exemple, Pouvourville-Matgioi pour le taoïsme et Aguéli-Abdul Hâdi pour le soufisme : des Européens capables de transmettre un enseignement oriental, limité peut-être mais authentique, et une initiation régulière.

[5] P.Chacornac, op. cit., p. 42.

[6] P. 197 de René Guénon et l’actualité de la pensée traditionnelle, « Actes du colloque international de Cerisy-la-Salle : 13-20 juillet 1973 », Ed. du Baucens, 1977. Vreede ajoute ce commentaire fort pertinent qui devrait faire réfléchir ceux des guénoniens qui ont une conception trop ritualiste et figée de l’initiation : « Comme Guénon n’était jamais allé en Inde, il n’a pu constater sur place la multiplicité et la diversité des modes d’initiation aussi authentiques que celui qu’il avait connu lui-même : le mode d’initiation propre aux brâhmanes orthodoxes. C’est pour cela qu’il a tant insisté sur la nécessité pour le disciple d’être rattaché à une organisation traditionnelle. Plus tard, un jour que nous en reparlions, il reconnut de bonne grâce la valeur restreinte de son insistance sur ce point. » Il me semble également que le schéma guénonien de l’initiation, valable pour l’Occident et pour l’Islam, ne s’applique pas tout à fait à l’extraordinaire richesse du monde hindou.

[7] P. Chacornac, op. cit., p. 74.

[8] N° de Planète 1970 consacré à Guénon. On y trouve un article de Jean Filliozat, presque amusant d’incompréhension, qui nous dit que « les exposés de Guénon sont en général conformes à ceux de l’enseignement indianiste de son temps » ( !), rattache Guénon aux « doctrinaires » et aux « occultistes » et lui refuse finalement le droit d’entrée dans l’histoire de l’indianisme mais non – merveilleuse générosité ! – dans celle de la philosophie…

[9] René Guénon, Témoin de la Tradition, Guy Trédaniel, 1978, p. 74.

[10] C’est le même Sylvain Lévi qui écrivait : «  L’Inde a donné au problème de la vie et de la destinée une solution si particulière qu’elle se sépare du reste du monde. Impuissante à dépasser l’horizon de son pays natal, elle n’a jamais pu s’élever à une vision universelle de l’homme et de la vie humaine. » (Cité par Henri Massis dans l’Occident et son destin.) Cette vision réductrice et péjorative, surprenante à première vue, n’était pas rare chez les universitaires de l’époque, tant français qu’anglais et allemands : ils révéraient l’ « indianisme » - leur spécialité et leur chasse gardée – mais, au fond d’eux-mêmes, détestaient l’Inde. Aujourd’hui personne n’oserait écrire de semblables énormités mais la tendance est au contraire à tout relativiser et à tout niveler, au nom d’un humanisme multiculturel.

[11] Texte cité par Michel Vâlsan dans Etudes traditionnelles, sept.-oct. 1971. D’après d’autres auteurs (J.-P. Laurant, M.-F. James), c’est Sylvain Lévi qui aurait refusé lui-même l’approbation écrite pour enregistrer le sujet.

[12] Voici cette « flèche du Parthe » néo-thomiste : « Si le pseudo-orientalisme théosophiste dont la propagande inonde actuellement l’Occident représente pour l’intelligence une menace de déliquescence et de corruption radicale, il faut bien avouer que le remède proposé par M. Guénon, - c’est-à-dire, à parler franc, une rénovation hindouiste de l’antique Gnose, mère des hérésies, - ne serait propre qu’à aggraver le mal. »

[13] Un cas ambigu fut celui de Mircea Eliade (que l’on ne saurait d’ailleurs rattacher à l’indianisme français), dont l’œuvre doit beaucoup à Guénon – il sut, comme H. Corbin et G. Dumézil, diffuser certaines idées traditionnelles dans un langage et avec un appareil critique acceptables par les universitaires – mais qui n’eut jamais le courage de reconnaître sa dette intellectuelle. – Il y aurait d’autre part bien des choses à dire sur la « récupération » diffuse de certains thèmes guénoniens par nombre d’auteurs, en les isolant de leur axe essentiel et en les détournant, avec plus ou moins d’adresse, pour leurs propres fins (pseudo-ésotériques, voire politiques). Guénon disait lui-même : « La meilleure façon de faire le silence sur une œuvre, c’est de la plagier. »

[14] Trop de guénoniens s’estiment quittes avec la tradition hindoue lorsqu’ils ont lu les deux ou trois livres du maître sur le sujet. Ceux-ci sont indispensables mais on ne saurait s’y limiter, sous peine de méconnaître des pans entiers de l’hindouisme, comme nous le montrerons dans la suite de cet article. On constate aussi que, à de rares exceptions près, les guénoniens de la « première génération » ne se sont pas tournés vers l’Inde, paralysés sans doute par l’impossibilité ( ?) d’obtenir un rattachement initiatique.

[15] Mais on peut aussi contester son appréciation des Chinois, « le peuple le plus profondément pacifique qui existe » (Orient et Occident, Guy Trédaniel, 1987, p. 1O3) et estimer que, de façon générale, il a surévalué la capacité de résistance de l’Orient traditionnel au modernisme occidental.

[16] Sans se confondre pourtant avec la division occidentale entre « exotérisme » et « ésotérisme » car chacun des deux courants possède un aspect « public » et un aspect caché.

[17] Nous savons que Guénon n’aimait pas ce terme, trop lié aux trois religions monothéistes pour s’appliquer adéquatement à la Shruti ; il préférait parler d’ « inspiration  directe ». Toujours est-il que l’Agama tient son autorité de lui-même et non du Vêda, même si ce n’est pas l’opinion des brâhmanes « orthodoxes » (au sens guénonien) qui voudraient ranger Agamas et Tantras dans la Smriti.

[18] Etudes sur l’hindouisme, chap. III et VII. Guénon dissipe la confusion fréquente entre tantrisme et magie ; reconnaissant celle-ci comme une science traditionnelle authentique, il lui refuse nonobstant toute qualité initiatique. Cependant comment a-t-il pu nier que la magie joue un rôle important dans le quatrième Vêda ?

[19] On répondra que le hatha-yoga, discipline tantrique en son origine et en son essence, a déjà largement pénétré l’Occident mais en fait c’est un leurre, car personne ou presque ne l’enseigne dans cet esprit : soit on en fait une gymnastique raffinée, soit, quand on le spiritualise, c’est dans un vague sens « patañjalien », en oubliant du reste que les Yoga-sûtras ne s’adressent pas à des « maîtres de maison » mais à des ascètes renonçants.

[20] Les objections que nous prêtons à notre « Hindou à l’esprit ouvert » (aussi hypothétique et imaginaire, nous le reconnaissons, que le « Persan » de Montesquieu) peuvent paraître contredire l’appréciation très élogieuse portée sur Guénon par les pandits de Bénarès (voir note 7). Mais ceux-ci, que fréquenta Alain Daniélou, forment une élite très particulière. Il vaudrait aujourd’hui de leur poser une semblable question. Rappelons aussi la phrase de Ramana Maharshi : « La réincarnation existe aussi longtemps que l’ignorance existe. » C’est un thème fréquent de l’hindouisme qu’une chose peut être vraie à un certain niveau de la conscience et cesser de l’être à un niveau supérieur. René Allar a écrit assez justement : « Il y a réincarnation du point de vue empirique, transmigration du point de vue théologique et ni l’une ni l’autre du point de vue métaphysique. »

[21] Quoique le nationalisme soit une doctrine antitraditionnelle, il faut cependant comprendre, si l’on se reporte au XIXe siècle et à la première moitié du XXe, qu’il était un mal nécessaire et un passage obligé, non seulement pour se libérer du joug anglais mais même pour réveiller les énergies spirituelles du sous-continent. Malheureusement, lorsqu’on utilise les idées de l’adversaire on en est toujours un peu contaminé.

[22] Précisons toutefois, pour faire bonne mesure, que Gandhi n’est pas davantage, au même sens guénonien, un « homme de la Tradition ». D’une intellectualité réduite, ayant subi beaucoup d’influences occidentales (protestantisme, théosophisme, Tolstoï, Ruskin, Thoreau) ou extra-hindoues (puritanisme jaïn), il ne peut être considéré comme un vrai maître spirituel, malgré son incontestable force d’âme ; sa haine du sexe, la façon quasi « magique » dont il a utilisé le jeûne, et sa « non-violence » même qui a déchaîné tant de violence sont des signes au moins ambigus et peut-être inquiétants ; du moins une part de son psychisme était-elle profondément en phase avec la sensibilité populaire hindoue. Chez ses « successeurs » (Nehru et sa dynastie), plus rien de l’esprit traditionnel ne subsiste, sinon sur un mode purement rhétorique et tactique. Le laïcisme, le socialisme, l’humanisme peuvent en effet avoir leur utilité comme « contrepoids » au fanatisme intégriste, mais ils n’ont pas la moindre résonance avec le Sanâtana Dharma.

[23] Etudes sur l’hindouisme, p. 159 (à propos du livre de Vivekânanda sur le Râja-yoga).

[24] C’est la même aversion qui le fit se méprendre sur Jung. Partant du principe que toute la psychanalyse est diabolique et contre-initiatique, Guénon n’a pas vu que le rôle (providentiel ?) de Jung avait été, non pas de tirer l’homme encore plus bas, de l’ « enfoncer » encore plus que ne l’avait fait Freud, mais au contraire de limiter les dégâts, d’opérer un certain redressement en sauvant de la méthode ce qui méritait de l’être et en la débarrassant de ses opacités et de ses obsessions les plus vénéneuses. Qu’il n’ait pas été suivi ou bien compris est une autre affaire mais c’est son mérite d’avoir tenté – quoique trop timidement car il n’osait s’affranchir de son milieu – de réorienter le « psychique » vers le « spirituel ». Il est vrai que Guénon n’a pu connaître ses écrits les plus intéressants, ce « dernier Jung » alchimique et catholique.

[25] Tous deux disparurent en 1950 et Guénon (dont on sait qu’il naquit l’année de la mort de Râmakrishna) les suivit de très près.- On ne peut nier la valeur de certains maîtres hindous plus récents (par exemple Shri Nisagardatta Maharaj ou W.L. Poonja) mais ils se situent, pour parler vite, dans la lignée « néo-védantine » de Ramana Maharshi, en y ajoutant une certaine tendance « psychologisante » (et même franchement « psychanalysante » chez un Swami Prajnanpad). Ces modernes gurus, comme beaucoup de lamas tibétains , répondent moins à un besoin doctrinal qu’à une angoisse existentielle, plus térébrante encore aujourd’hui qu’il y a cinquante ans, et il est frappant que même la méditation soit utilisée désormais dans un but thérapeutique, alors qu’on n’y accédait pas autrefois avant que le « mental » ne fût complètement purifié..

[26] On ne veut pas diminuer ici l’apport de Frithjof Schuon, de Julius Evola ou de A.K. Coomaraswamy (qui fut peut-être le vrai « frère spirituel » de Guénon) mais, d’une part, tous lui doivent immensément et, d’autre part, aucun n’a eu un sens métaphysique aussi pur et une connaissance aussi vaste de la Science sacrée.

[27] Les lecteurs curieux d’observer certaines modifications que Guénon a décidé d’introduire dans la réédition de 1947 (actuellement la seule disponible) par rapport à l’édition de 1925 se reporteront au livre très fouillé de Bruno Hapel, René Guénon et l’esprit de l’Inde (Guy Trédaniel, 1998). Cet auteur, qui poursuit un admirable travail documentaire sur des écrits peu connus de Guénon (cf. son dernier ouvrage René Guénon et le Roi du monde, même éditeur, 2001), déplore avec raison le manque consternant de soin avec lequel certains de ses ouvrages posthumes ont été publiés. Comment ne pas souscrire à la remarque qu’il exprime p. 147, note 26 : «  On peut regretter de ne pas disposer d’une édition complète de l’œuvre de René Guénon proposant tous les textes avec leurs variantes qui sont riches d’enseignements. Le lecteur confronté à l’édition actuelle (malheureusement désordonnée) de cette œuvre devra se soucier de la chronologie qui en marque le déploiement cyclique. » ?

[28] Raymond Queneau comparait même Guénon à Proust ! Indépendamment du style, et avec la distance qui sépare un métaphysicien d’un romancier, les deux hommes ont en commun une certaine recherche de l’ « origine » et de l’ « éternel présent ».

[29] Qualifier René Guénon (comme l’a fait, par une gratitude compréhensible, Michel Vâlsan) de « Boussole infaillible » et de « Cuirasse impénétrable » n’est peut-être pas la meilleure manière de servir sa mémoire. De telles expressions tendent à accentuer l’aspect défensif et fermé d’une œuvre qui est assez forte pour supporter la critique et qui, quand on la lit bien, est beaucoup plus ouverte et nuancée qu’on ne le dit.

[30] La distinction guénonienne entre « voie mystique » et « voie initiatique » reste cependant valable mais souffre quelques exceptions ou admet des cas ambivalents. Elle ne peut se réduire de toute façon aux termes contraires de « passivité » et d’ « activité », car ces deux attitudes coexistent ou alternent dans toute vie spirituelle authentique (à une telle opposition la sagesse hindoue répondrait peut-être neti neti…). D’autre part, il n’est pas sûr que le mysticisme soit un phénomène purement occidental : le soufisme persan, le sikhisme, la bhakti hindouiste elle-même (tant shivaïte que vishnouite), tout en étant aussi des voies initiatiques, présentent des traits mystiques. – Sur cette question de l’ « antimysticisme » de Guénon, le récent livre de Xavier Accart, l’Ermite de Duqqi (Archè, Milano, 2001) apporte un éclairage assez nouveau, surtout dans le dernier chapitre intitulé « Feu et diamant » qui traite de la relation, sinon « conflictuelle » du moins difficile, entre Louis Massignon et René Guénon.

[31] Dire que Shankara n’a attaqué que les formes dégénérées du bouddhisme et jamais le Bouddha lui-même est inexact. Malheureusement, il a accusé Shâkyamuni de s’être adonné au « délire » et d’avoir eu du « dédain pour les créatures », ce qui est un comble quand on connaît la compassion universelle de l’Eveillé. Cf. Maître Shankara, Discours sur le bouddhisme, traduction, présentation et notes par Prithwindra Mukherjee, Guy Trédaniel, 1985.

[32] Dans la première édition de Autorité spirituelle et pouvoir temporel (1929), il emploie même l’expression « révolution antibrâhmanique et antitraditionnelle » (cité dans B. Hapel, René Guénon et l’esprit de l’Inde, p. 142°). A ses yeux, le bouddhisme n’est pas seulement « révolutionnaire » mais « véritablement anarchique », de par sa négation absolue des castes (ibid., p. 139).

[33] Dans cette même édition originale d’ASPT, Guénon consacre tout un passage (qu’il fera bien de supprimer dans la seconde édition de 1947) à ce « parallèle » entre deux doctrines « ayant le même caractère négatif et antitraditionnel». « Le Protestantisme, écrit-il [nous respectons ses majuscules], fut surtout l’œuvre des princes et des souverains, qui l’utilisèrent à des fins politiques, et sans lesquels […] il n’aurait sans doute eu qu’une importance fort limitée ; il supprime le clergé, comme le Bouddhisme rejette l’autorité des Brâhmanes ; ses tendances individualistes, qui préparaient la voie aux conceptions démocratiques et égalitaires, représentent en cela l’équivalent de la négation des castes ; et il ne serait peut-être pas très difficile de trouver encore d’autres points de comparaison. » Et il ajoute en note : « Il y a lieu de noter cependant, sur un point important, une différence au moins apparente : le Protestantisme maintient l’autorité de la Bible, tandis que le Bouddhisme rejette celle du Vêda ; mais, en fait, il ruine cette autorité par le ‘libre examen’, de sorte que cette différence est beaucoup plus théorique qu’effective. » (B. Hapel, ibid., pp. 144-145).

[34] Ou par rapport au taoïsme quand il s’agit du bouddhisme chinois : le second, selon lui, aurait emprunté certaines de ses méthodes au premier, quand il ne lui aurait pas même servi de « couverture ». Cela n’est pas nécessairement faux mais revient encore à dévaloriser l’originalité du bouddhisme.

[35] Peu importe aussi, lorsqu’on écoute la musique de Bach, de savoir qu’il était protestant et donc appartenait à une tradition « hétérodoxe »…

[36]  Cette opinion paraîtra bien pessimiste à tous ceux qu’émerveille le fait que certains pèlerinages hindous puissent encore rassembler des dizaines de millions de personnes. Mais cette ferveur incontestable et spectaculaire n’empêche pas le matérialisme pratique de « progresser » fortement en Inde et d’ailleurs on ne voit pas, étant donné le contexte historique et « cyclique », comment il pourrait en aller autrement.

[37] Etudes sur l’hindouisme, « L’Esprit de l’Inde », p. 23.