TANTRISME HINDOU ET TANTRISME BOUDDHIQUE

Article paru dans la revue Connaissance des religions

 

 Le tantrisme – terme forgé par les indianistes occidentaux et qui n’a pas d’équivalent exact en sanskrit – est une doctrine et une pratique exposées dans des traités ésotériques appelés tantras (littéralement « chaîne d’un tissu » et aussi « extension », sous-entendu « de la Connaissance ») . Cependant tous les livres intitulés tantras ne contiennent pas des enseignements tantriques et ces derniers se rencontrent dans des ouvrages autrement dénommés : âgamas, nigamas, yâmalas, samhitâs, upanishads, purânas, etc. Ce courant spirituel qui apparaît sous la forme écrite dans les premiers siècles de l’ère chrétienne ne constitue pas une religion à part mais sillonne et « colore » l’hindouisme, le bouddhisme
et, dans une moindre mesure, le jinisme, c’est-à-dire les trois « religions » originaires de l’Inde. Arguant de l’antériorité probable de certains tantras bouddhistes (traductions chinoises de textes sanskrits), plusieurs érudits ont soutenu que le tantrisme était issu du bouddhisme. Cela ne paraît pas vraisemblable. Le bouddhisme est une voie de renoncement, une tradition essentiellement monastique. Or une des caractéristiques du tantrisme est qu’il ne rejette pas le monde mais l’accepte pleinement et le divinise tout en s’y « réalisant ». Cette attitude positive et d’une certaine manière « optimiste » s’affirmait déjà dans le Veda, bien avant que l’on parlât de « renoncement », de « transmigration » et de « Délivrance ». Encore qu’en ce domaine on ne puisse avoir de certitude, nombre d’indices inclinent à penser que le tantrisme (sous sa forme orale) est antérieur aussi bien au bouddhisme qu’au jinisme et lié dès l’origine au Sanâtana Dharma. Il est en quelque sorte la face secrète et tardivement dévoilée du Veda, auquel il ne s’oppose que pour un regard superficiel. Le fait qu’il ait parfois critiqué, voire raillé l’enseignement brahmanique, n’infirme pas ce que nous avançons. Ce besoin « polémique » est inhérent à tout mouvement spirituel se révélant au grand jour et il s’explique par des raisons pédagogiques et initiatiques, en l’occurrence un ton âpre et « vert » propre à la « voie des héros ». Mais, de fait, le Tantra n’abolit pas le Veda, il le complète. Le Veda est révélation, tout l’enseignement découle du haut ; le Tantra est expérience, tout remonte vers le haut ; il permet de « vérifier » le Veda et donc il l’actualise, l’accomplit, - d’où le nom qu’on lui donne volontiers de « cinquième Veda » .
 Une autre raison qui plaide pour la très haute antiquité du tantrisme et pour son origine hindoue est qu’il a toujours été intimement mêlé au shivaïsme d’une part et à l’adoration de la Mère divine d’autre part. Or Shiva - qu’on le veuille âryen ou dravidien – est un dieu extrêmement ancien en Inde, tout  comme le culte des déesses-mères. La « greffe » tantrique sur le bouddhisme a donc dû s’opérer plus tardivement, sans doute par influence shivaïte et par réaction contre le caractère moralisant, « sec » et très « masculin » des premières écoles, - à moins de supposer (quelques tantras le suggèrent) que le Buddha lui-même n’ait déjà donné, sous le secret, un enseignement tantrique à certains de ses disciples choisis. L’équation samsâra = nirvâna est parfaitement acceptable aussi bien pour un tântrika bouddhiste que pour un tântrika hindou (Shakti = Shiva, bhoga = moksha) , mais elle appartient à la métaphysique Mâdhyamika, donc à une école déjà éloignée de l’enseignement primitif de plusieurs siècles, même si d’aucuns veulent y voir un retour à celui-ci  . Le bouddhisme antique – au demeurant misogyne – n’est en rien tantrique alors que des éléments tantriques ou prétantriques abondent dans le plus ancien Veda et les premières upanishads : sacralisation et cosmicisation du corps, connaissance d’une physiologie occulte, accès de femmes à l’enseignement ésotérique, intégration de la sexualité dans la vie spirituelle et rituelle , exaltation de la Puissance et de la Plénitude.
Nous ne nous attarderons pas davantage sur cet aspect historique de l’origine du tantrisme. La chose la plus importante peut-être est que cette tradition se soit manifestée – aussi bien dans l’hindouisme que dans le bouddhisme – à un « moment » qui ne doit rien au hasard et qui correspond à certaines lois cycliques : le tantrisme – discipline élitiste certes mais en un sens uniquement spirituel puisqu’elle ne tient compte ni des races, ni des castes, ni de toutes les distinctions extérieures – est la voie de réalisation appropriée au kali-yuga, précisons même à la dernière phase du kali-yuga. Le fait, aisément observable, que les forces conjuguées de la « contre-initiation » et de la « pseudo-initiation » s’attaquent de nos jours à lui avec une particulière sournoiserie – moins en le combattant de front qu’en l’infiltrant, le dénaturant et le détournant – n’est pas contradictoire avec cette fonction salvatrice et ultime que nous venons de rappeler, bien au contraire : la lumière attire l’ombre et l’ombre prouve la lumière. Si le tantrisme est « dangereux », comme on le répète à tous les vents, ce n’est pas parce qu’il utilise des méthodes amorales ou licencieuses (à notre époque « libérée » qui pourrait s’en choquer ?) mais, bien au contraire, parce que, enseigné dans son intégralité et sans mystification, il risquerait de rétablir une vision authentiquement sacrée et divine de la vie, ce que certaines forces aujourd’hui dominantes ne veulent à aucun prix. Aussi ont-elles tout intérêt, comme elles ne peuvent détruire le tantrisme, à le présenter sous une figure aussi minimaliste, caricaturale et vulgaire que possible, rendant très difficile le chemin à ceux et à celles   qui seraient sincèrement attirés par ce sâdhana et qualifiés pour lui.
 Nous reviendrons sur cet « avenir » incertain bien que non complètement désespéré. On peut adhérer au tantrisme à travers l’hindouisme ou à travers le bouddhisme (en laissant ici de côté la forme jaïna, trop spécifique et peu significative). Mais on doit d’abord se poser la question : qu’est-ce qui rapproche et qu’est-ce qui différencie le tantrisme bouddhique (éteint sous ses formes indienne, chinoise et japonaise   mais survivant au Tibet et dans d’autres petits pays himâlayens) des trois principales branches du tantrisme hindouiste (shivaïte, shâkta et vishnouïte), pour elles encore assez vigoureuses, quoique ayant perdu de leur sève au fil des temps ? Beaucoup ou peu de chose, selon que l’on voudra élargir ou resserrer son regard. Toutes ces écoles ont ou ont eu en commun d’une part une certaine vision absolutiste et « non dualiste » du monde (plus ou moins radicale ou mitigée bien sûr), un « sens de l’unité avec tout » (advaita-bhâvanâ), et d’autre part, tant sur le plan spéculatif qu’opératif, une attention privilégiée à l’aspect « Energie » du Divin. Mais le non-dualisme ne s’est pas conçu et formulé de manière identique dans les écoles shivaïtes du Cachemire, par exemple, et dans les écoles du Vajrayâna indo-tibétain. D’ailleurs, même au sein de l’hindouisme, le non-dualisme tantrisant d’Abhinavagupta (fin du Xe-début du XIe s.) ne saurait être confondu avec celui, purement védântique et plus souvent étudié, de Gaudapâda (VIe ou VIIe s. ?) et de Shankarâchârya (VIIIe s. ?). Et cela mérite quelque développement car si l’on ne comprend pas les soubassements métaphysiques du tantrisme, celui-ci se réduit vite à une simple technique de transe et de pouvoir  : c’est alors la Shakti, non plus rayonnante et bienfaisante, mais (illusoirement) détachée de son « Mâle », Force déchaînée et aveugle qui brûle sans transformer.

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 Nous avons dit que le tantrisme, dans son ensemble, se ralliait à une vision non dualiste de la Réalité. Mais la grande difficulté de tout monisme – et surtout de tout monisme spiritualiste – est d’expliquer le monde, la présence ou du moins l’apparence encombrante de ce monde (« CECI », comme disent les Hindous) relatif, changeant, différencié. Si seul le Brahman (« CELA ») est – unique, « sans second », infini, indéterminé, impersonnel, sans rien d’autre qui lui soit intérieur ou extérieur, opposé ou complémentaire -, alors la logique ne laisse guère que deux solutions : soit dire que le monde n’est pas, soit dire que le monde est Brahman. Le Vedânta shankarien (advaita-vedânta ou kevalâdvaita) incline vers la première théorie : à ses yeux le monde de la dualité (prapañca) n’est que fantasme, illusion (mâyâ), une surimposition (adhyâsa) sur la Réalité, causée par l’ignorance (avidyâ). C’est l’exemple bien connu de la corde que l’on prend au crépuscule pour un serpent (rajju-sarpa). Nous croyons voir un serpent mais ce n’est en vérité qu’une corde : le prétendu serpent n’est qu’une surimposition de l’ignorance. De même, ce que nous percevons comme le monde objectif, phénoménal est en réalité Brahman et rien que Brahman. Le serpent – le monde – n’a pas d’existence propre, séparée, indépendante ; il n’a qu’une apparence d’existence, tel le mirage dans le désert. Même quand elle apparaît comme un serpent, à aucun moment la corde n’est véritablement un serpent : elle demeure toujours identique à elle-même. Lorsque la connaissance se fait jour (« ce n’était qu’une corde ! »), la nature de la corde n’en est pas davantage modifiée : seule son apparence illusoire – le serpent – est annulée. La corde n’est donc jamais affectée ni par l’apparition ni par la disparition du serpent. Analogiquement, jamais le Brahman, l’ultime Réalité indivisible, n’est affecté par l’apparition ou la disparition du monde relatif. Il est absolument transcendant, sans relation aucune avec l’illusion, ou bien il s’agit d’une relation unilatérale, sans réciprocité : l’apparent dépend du Réel, le Réel ne dépend pas de l’apparent. Ainsi l’unité et l’unicité du Principe suprême se trouvent-elles préservées.
 Pour brillante et prestigieuse qu’elle soit, cette théorie laisse un doute sur l’origine de la surimposition. Dans l’analogie de la corde-et-du-serpent, la corde est un substrat neutre, passif et le serpent est surimposé sur lui, comme automatiquement, de l’extérieur. Ce n’est pas la corde (réelle) qui produit le serpent (irréel) : celui-ci ne peut donc être créé que par quelque chose ou quelqu’un d’autre. Mais alors cela implique qu’il existerait une réalité différente de la corde, une seconde réalité, donc une dualité. Autrement dit, si Brahman, à l’instar de la corde, est conçu comme inactif (nishkriya), passif et neutre, et si l’illusion de l’univers est surimposée sur lui (il permet cette illusion, il ne la crée pas), cela conduit à penser qu’il existe une force ou une entité distincte de Brahman, laquelle serait responsable de la surimposition de cet univers. Or la Réalité, maintiennent avec la dernière force les vedântins, est rigoureusement non duelle ! Il y a là – sur le plan de la logique – une sorte de faille ou du moins de mystère que n’éclaircit pas tout à fait la pensée shankarienne, soucieuse de sauvegarder l’absolue neutralité et l’impeccable pureté de l’Un-sans-second, rapportant pour cela toute activité, tout changement, tout devenir à mâyâ (dont nul ne sait au demeurant si elle existe ou n’existe pas), à l’ignorance, son produit, et à l’individu, son sous-produit (sous-produit illusoire d’une illusion !). Mais en vérité faut-il s’étonner de cette « faille », de ce recours à une mâyâ passe-partout, inexplicable et qui n’explique rien ? Ce qui intéresse essentiellement Shankara, c’est d’établir la non-dualité du Brahman ou Paramâtman (« Soi-même suprême »). Sa perspective est ascétique et contemplative. Tout comme les docteurs Mâdhyamika dont nous parlerons plus loin, son but n’est pas de nous expliquer le monde, mais de nous en dégoûter...
 Sans renoncer à la vision non dualiste, le shivaïsme médiéval du Cachemire (Trika) apporte un autre éclairage, sinon plus satisfaisant (chacun en jugera), du moins plus positif, plus large. L’univers, selon lui, bien qu’étant une apparence (âbhâsa) ou un reflet (pratibimba)  de Shiva (Brahman), n’est pas, à proprement parler, irréel ; ce serait plutôt une « illusion réelle », ce qui rejoint le sens de « magie objective » que les anciens textes védiques donnaient à mâyâ. Plus précisément, le monde phénoménal n’est pas une surimposition venue de l’extérieur mais une « auto-production » ou encore une « auto-expansion » de Shiva lui-même, due à la félicité surabondante et infinie (ânanda) du Bienfaisant. C’est que Shiva n’est pas du tout inactif, comme le Brahman de l’advaita. Shiva n’est pas seulement Conscience pure, indéterminée, il est Conscience-de-soi, conscience-de-la-Conscience, resplendissant de sa propre Lumière (prakâsha) directe, immédiate ; il n’est pas seulement Connaissance immuable, il est Connaissance dynamique ; pas seulement Etre pur, mais aussi Agent (kârta), activité vibrante et spontanée (kriyâ, spanda, sphurattâ, vimarsha). Il « veut » le monde (icchâ) et le fait jaillir de Lui sans rien perdre de son essence.
 Cette puissance agissante, effervescente, inépuisablement créatrice est encore appelée Shakti et elle est symbolisée par la Déesse, la parèdre de Shiva, bien qu’en réalité Shiva et Shakti ne soient qu’un, - la figure androgyne, ardhanârîshvara, les représentant mieux que toute autre car Shakti n’est pas un attribut ou une qualité de Shiva, elle ne lui est ni opposée, ni complémentaire, ni supérieure, ni inférieure, Shakti est Shiva et Shiva est Shakti, aussi inséparables l’un de l’autre que le feu l’est de la chaleur ou que la glace l’est du froid. Ainsi le monde est-il une émanation spontanée, une expression immédiate, une objectivation constante, renouvelée d’instant en instant, de Shiva lui-même. Pour créer, celui-ci se « nie » volontairement, feint de s’oublier : le Sujet devient son propre objet, l’Artiste devient son œuvre. Il ne le fait point par besoin ou par manque quelconque – puisqu’il est Toute-Joie – mais par jeu (lîlâ), tel un roi qui assume le rôle d’un mendiant dans une pièce de théâtre.   Ainsi la manifestation cesse-t-elle d’être ce mirage, cette fantasmagorie énigmatique, sans commencement ni fin qu’y voyait Shankara. « CECI » (idam) n’est que « MOI » (Aham) rendu manifeste, et cela, pratiquement, opérativement, change tout. Car il devient dès lors possible de chercher la Délivrance en ce monde au lieu de le fuir, comme font les vedântins et les bouddhistes, les premiers sous prétexte qu’il est « faux », les seconds sous prétexte qu’il est « impermanent ». Le monde n’est plus l’obstacle. Il devient le lieu, l’occasion, le moyen. Le seul obstacle – et encore est-ce Shiva qui l’a disposé pour lui-même, pour se chercher, pour se retrouver -, c’est le sens de la dualité (dvaitaprathâ ou bhedabuddhi), impureté fondamentale dont toutes les autres découlent ; c’est la croyance têtue en un « autre » ; c’est l’ego, qui nous empêche de reconnaître notre vrai visage divin dans le miroir de l’univers.
 Précisons que cette unité de Shiva et du monde n’implique aucun panthéisme au sens philosophique du terme, aucune adoration de la « matière » en tout cas, pour la simple raison que les shivaïtes ne croient pas à l’existence de la matière. En ceci plus « idéalistes » que « réalistes » - pour rester dans la même terminologie occidentale -, ils considèrent le monde objectif comme un rêve de Shiva, un rêve spontané, conscient, un « rêve lucide » cosmique en somme, qui se déroule dans la Conscience divine mais pourrait aussi ne pas s’y dérouler, car Shiva – Réalité impersonnelle, transcendante mais aussi Dieu personnel, immanent – est inconditionnellement libre  , il danse, rêve et joue, rien – pas même sa Shakti – ne l’oblige à créer (srishti) ou à ne pas créer, à maintenir (sthiti) ou à ne pas maintenir, à détruire (samhâra) ou à ne pas détruire l’univers, à s’occulter (nigraha) ou à se révéler (anugraha). Toutes ces puissances sont l’effet de sa grâce mais celle-ci ne vient pas à l’homme de l’extérieur puisque Shiva réside dans le plus profond de notre cœur à tous, puisque, essentiellement et potentiellement, nous sommes tous Shiva ou, mieux, Shiva-Shakti, - le fait d’appeler cette unique Réalité Parama Shiva (Shiva suprême) ou Parâ Shakti (Shakti suprême) n’étant qu’une question de sensibilité spirituelle et de voie. On saisit donc le caractère englobant, intégraliste de cette doctrine. Là où le Vedânta discrimine, exclut, le Trika inclut, harmonise. Toute négation, limitation et même contradiction ou erreur, tout conflit appartient selon lui à l’Absolu, à la Totalité définie comme pûrna sâmarasya, « Parfait Equilibre ».
 Si nous passons maintenant au bouddhisme tantrique (Vajrayâna ou Tantrayâna), nous voyons que, par-delà les oppositions ou ressemblances verbales, son point de vue est plus proche de l’advaïtisme que du shivaïsme cachemirien. Métaphysiquement, le « Véhicule de diamant » a presque tout emprunté aux deux grands systèmes mahâyâniques, la dialectique Mâdhyamika de Nâgârjuna (IIe – IIIe s. ?) et l’idéalisme Yogâcâra d’Asanga (entre IVe et VIe s.). Or pour la première, on le sait, le maître mot est « vacuité » (shûnya ou shûnyata). C’est un concept d’apparence négative mais qui en vérité – quelles qu’aient été les querelles et les polémiques entre vedântins et bouddhistes – n’est pas très différent du Brahman shankarien. Certes les bouddhistes Mâdhyamika (comme tous les autres) nient la réalité du Soi (anâtmavâda), de ce principe transcendant et immanent à la fois de la personnalité qui, dans toute la pensée upanishadique et vedântine, est fondamentale et irréductible  . Mais, d’un autre côté, ils souscriront volontiers à la conception shankarienne d’un monde sans valeur (tuccha), illusoire, et ils accepteront de bonne grâce l’analogie de la corde prise pour un serpent, sauf à appeler shûnya (ou nirvâna ou tathatâ ou, chez les tantriques, vajra) ce que le Maître du Kerala nomme Brahman ou Parabrahman (et qui n’est pas distinct de l’âtman, du Soi). La vacuité n’est pas le néant, ce n’est ni rien ni quelque chose. Le monde existe comme un voile derrière lequel il n’y a rien (rien dont on puisse dire : cela est ou cela n’est pas, ou bien : cela est et à la fois n’est pas, ou encore : cela ni n’est ni n’est pas). Mais du moins, en tant que voile, ce monde existe-t-il (on frôle ici la position du Trika). D’autre part, ce que l’on appelle phénomène, apparence ou illusion (le samsâra, le monde qui s’écoule et transmigre) est nirvâna (« apaisement de la multiplicité ») si l’on se place du point de vue de l’inconditionné. L’expérience du nirvâna comme l’expérience du Brahman – si ces expressions ont un sens – abolit toute notion de dualité. Le nirvâna est déjà dans le samsâra, comme la corde est déjà – a toujours été – dans le serpent. Dès lors, si samsâra et nirvâna, relatif et Absolu, sans être identiques, ne sont pas différents, rien n’interdit d’utiliser les moyens du samsâra pour atteindre le nirvâna ou, comme on dirait en milieu chrétien, d’utiliser les « choses de ce monde » pour atteindre « ce qui n’est pas de ce monde ». Dans cette coïncidence, non pas paradoxale mais en fait ultra-logique, quoique vertigineuse, se trouvent la justification et la base des pratiques tantriques, du point de vue bouddhiste (qui rejoint ainsi le Trika mais en faisant l’économie de Dieu). Les énergies, les formes – y compris les formes divines ou démoniaques – sont éveillées et évoquées pour réaliser que tout est « vide », un « miroitement de la vacuité, sans nature propre substantielle » . Certes on peut sembler loin de l’advaita-vedânta mais seulement si l’on réduit ce dernier à une ontologie abstraite et à la trop fameuse doctrine illusionniste (mâyavâda). Le plus haut advaita, l’advaita intégral – celui qui flamboie dans les Kârikâ de Gaudapâda et dans certains passages non dogmatiques de Shankara, mais qui ensuite, hélas, se voilà et dégénéra en scolastique hautaine et stérile, désastreuse pour la réalité « mondaine » de l’Inde   -, cet authentique « non-dualisme » porte sa vision au-delà de l’être et du non-être, au-delà des notions académiques de « réel » et d’ « irréel », de « plein » et de « vide », et en cela – mais uniquement en cela, par en haut – il rejoint la métaphysique bouddhiste du « Juste Milieu » et l’ « Equilibre » souverain du Trika. En revanche, si l’on s’arrête à leur aspect premier, à leur « obsession » de l’illusion ou du vide, il est possible que les deux doctrines de Shankara et de Nâgârjuna prêtent le flanc aux mêmes critiques. L’idée que « tout est illusoire » ou que « tout est irréel » ou que « tout est vide » (du moins tout le monde empirique) amène à une interrogation insolente, dont les tantriques shivaïtes ne se sont pas privés. Si « tout est irréel », celui qui dit cela – faisant partie intégrante du monde empirique – est lui-même nécessairement irréel, irréelle aussi sa formule, et donc celle-ci se retourne contre lui. Si « tout est vide », toute thèse établie à propos de choses vides par une pensée vide relevant du monde vide est elle-même vide, - vacuité dénuée de tout intérêt, zéro pas même pointé… En outre, ces deux systèmes soi-disant non dualistes, s’ils nient la réalité du monde, du mental et du corps, admettent la possibilité de l’Eveil ou de la Délivrance ou encore du nirvâna, à partir de ce même monde, de ce même mental et de ce même corps, et, de plus, nous pressent d’y parvenir le plus vite possible ! Cela paraît absolument contradictoire et comiquement chimérique, car comment un individu limité, vide d’être, doté d’un psychisme et d’un corps « en trompe-l’œil », pourrait-il nourrir l’ombre d’un espoir d’atteindre jamais l’Absolu ? Comment le faux, en s’appuyant sur du faux, pourrait-il se transformer en Vrai ? Comment le non-être viendrait-il à l’Etre ? Comment ce qui n’a pas de commencement – la nescience – aurait-il une fin ? Tous les systèmes absolutistes se dévorent eux-mêmes, et leur but n’est peut-être que d’humilier la pensée, de la forcer à un aveu radical d’impuissance : « abandon » du shivaïsme, « lâcher prise » du zen, - fécond désespoir et ultime silence où naîtra spontanément l’Eveil.
 Si l’on envisage à présent la seconde grande école mahâyânique, celle du Yogâcâra Vijñânavâda, il n’est pas difficile de voir d’une part en quoi elle se rapproche et s’écarte des doctrines non dualistes précédentes (Vedânta, Trika et Mâdhyamika) et d’autre part comment elle a pu, elle aussi, servir de support intellectuel à des pratiques tantriques d’énergie. A première vue il s’agit – pour continuer d’utiliser nos étiquettes occidentales approximatives – d’un « idéalisme absolu », ce qui nous rappelle la vision cachemirienne. Pour celle-ci, on s’en souvient, le monde est une apparence projetée ou reflétée dans le miroir de la Conscience cosmique, une projection « idéale » (faite d’ « idées » devenues formes) de Shiva ; autrement dit, le monde n’est pas une réalité matérielle mais une réalité dans la Conscience et par la Conscience : ni subjectivisme ni encore moins solipsisme dans cette vision puisqu’il n’est pas question, insistons-y, d’une projection du mental individuel, comme dans le rêve ordinaire où chaque rêveur crée son propre monde, qui n’existe que pour lui et qu’il ne peut partager avec personne ; cette projection divine est, quant à elle, pleinement objective, ce qui ne veut pas dire matérielle (elle est faite d’esprit et non de matière, à moins de voir la matière comme de l’esprit solidifié, coagulé). Or cette même conception se retrouve en partie dans le Yogâcâra bouddhiste (d’ailleurs historiquement antérieur), mais teintée d’un spiritualisme et d’un subjectivisme plus prononcés. Ici l’univers tout entier est esprit, conscience pure. Les choses n’existent que dans la pensée que nous en avons, elles sont de simples représentations mentales et ce que nous prenons pour un monde « extérieur » n’est que de l’esprit projeté, non différent en soi des visions que nous avons en rêve ou des créations de la méditation. Cette dernière analogie ouvre évidemment des possibilités immenses à la méditation elle-même (du moins à la méditation formelle, « avec objet ») et l’on peut comprendre que ce courant ait développé plus que tout autre le travail de la « conscience-en-acte », l’art de la visualisation et de l’évocation qui culminera avec le Vajrayâna tibétain. On est ici en plein yoga (d’où le nom de Yogacâra, « exercice du yoga », donné à l’école) mais un yoga qui joue non sans ambiguïté à la marge du psychique et du spirituel. Le méditant qui contemple, voire anime et intensifie sur son écran intérieur des images radieuses ou terrifiantes ne doit jamais – en principe – oublier qu’elles ne sont toutes que des projections de sa propre pensée et rien d’autre (il en sera de même des visions post mortem, comme le spécifie bien le Bardo thödol). Toutefois il semble presque superflu de souligner combien les risques de dissociation, d’identification et de possession sont grands si l’on n’est pas guidé par une tradition sûre. Comme le suggéraient déjà certains mythes védiques, le sujet crée l’objet puis se perd en lui, oubliant qu’il est lui ; alors l’objet peut se retourner contre le sujet, la créature peut avaler le créateur. Shiva aussi crée, ou rêve, l’univers mais la différence est que Lui, l’Immaculé, demeure toujours conscient, maître et libre de sa création, capable de projeter tous les mondes en ouvrant les yeux (unmesha) et de les résorber en fermant les yeux (nimesha). On conçoit que dans une voie aussi problématique l’élément théiste – avec ses valeurs de grâce et d’amour  - représente une aide puissante et, du moins pendant longtemps, un garde-fou. Cela explique que le Vajrayâna ait « récupéré » tant de divinités du panthéon hindou, à la grande irritation des bouddhistes « orthodoxes » fidèles à l’athéisme des origines et à la doctrine de l’effort personnel nécessaire et suffisant ; et notamment tant de divinités féminines – dâkinîs, yoginîs et autres – car le bouddhisme primitif, on l’a dit, manquait cruellement de « féminité spirituelle » : or il apparaît vite à tout pratiquant du tantrisme – qu’il soit hindouiste ou bouddhiste, oriental ou occidental – qu’il est impossible de progresser dans cette voie sans la médiation de la Femme – « femme intérieure » ou « femme extérieure ».

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 Cette dernière rexmarque nous amène à considérer une différence symbolique assez troublante entre le tantrisme hindou et le tantrisme bouddhique, dont nous avons suffisamment reconnu le fonds commun métaphysique. Dans le premier, l’aspect Conscience (citi, samvit) ou Connaissance-Lumière (jñâna, prakasha, bodha) est identifié au masculin (Shiva), tandis que l’aspect Energie (Shakti) ou Activité libre, joyeuse et spontanée (kriyâ, svâtantrya, spanda, vimarsha) est associé au féminin (Parvatî, Kâlî, Umâ, Durgâ, Bhairavî, etc.). Or, chez les bouddhistes, c’est exactement l’inverse : le Mâle est actif, la Femme passive ; à celui-là (Buddha, bodhisattva) sont attribués tout à la fois upâya (le Moyen, la Méthode) et karuna (la Compassion agissante) ; à celle-ci, la Déesse, correspondent la Sagesse (prajñâ) – laquelle, tout en étant potentiellement efficace, ne possède pas le même dynamisme spontané que la Shakti hindoue, car c’est upâya, le masculin, qui l’éveille – et aussi la Vacuité (shûnya).
 En vérité, à notre connaissance, aucune explication vraiment satisfaisante n’a été donnée de cette contradiction entre hindouistes et bouddhistes. On a invoqué des raisons historiques (volonté de se démarquer par rapport à la tradition antérieure ou concurrente) ou ethno-sociologiques (prédominance du matriarcat ou du patriarcat dans les milieux d’origine  ). Peut-être aussi conviendrait-il de rapprocher la conception du masculin et du féminin dans le bouddhisme tantrique de celle des taoïstes pour lesquels le Ciel a le rôle actif, créatif (yang), et la Terre le rôle passif, réceptif (yin), les deux principes ne s’opposant pas irréductiblement mais s’interpénétrant et jouant sans cesse pour produire les « dix mille êtres » (le monde manifesté, le samsâra). Il ne faut d’ailleurs pas oublier que dans ces systèmes la polarité n’est que relative et apparente (car envisagée du point de vue de l’individu limité). Sans l’attraction magnétique de Shiva, Shakti serait inopérante et n’entrerait jamais en mouvement. Réciproquement, sans Shakti, Shiva ne serait qu’un « cadavre » (shava). Aussi, pour chacun d’entre eux, pourrait-on indifféremment parler d’une « passivité active » ou d’une « activité passive », ce qui rappelle encore le symbole taoïste yin-yang où chacune des deux énergies noire et blanche contient une trace de l’autre, sous forme d’un point de couleur opposée : le principe qui n’agit pas mais « sait » peut être dit plus « puissant » que l’autre ; le principe qui ne connaît pas mais agit a peut-être une sagesse obscure supérieure (l’infaillible Nature). Néanmoins, sur le plan opératif, il est certain que le rôle actif – ou passivement actif – attribué à la femme n’est pas sans application dans les techniques sexuelles initiatiques du vâmâcâra hindou. Ces techniques ont-elles été différentes dans les sectes bouddhiques (le Sahajayâna du Bengale, par exemple) ? Il ne semble pas  . Qu’elles fussent d’origine shivaïte ou vajrayânique, elles impliquaient toujours la transmutation de la semence virile en « nectar d’immortalité », la fusion du « rouge » et du blanc, la conquête de la « grande félicité » (mahâsukha) et des « trois joyaux » (triratna, tib. nor bu gsum : souffle, sexe, pensée), - et l’immobilité, la « passivité » de l’un ou de l’autre partenaire n’avait qu’une réalité relative et sans doute adaptable. Il ne s’agit donc là, pour l’essentiel, que de conventions symboliques, artistiques et iconographiques, non sans influence au demeurant sur qui contemple ces images et en nourrit sa méditation. Le rôle agissant et même volontiers agressif et féroce attribué à l’homme, par rapport à sa compagne beaucoup plus petite et « faible », donne à certaines représentations tibétaines (yab yum) un caractère quelque peu déplaisant. A l’inverse, on peut être heurté par ces figurations hindoues de déesses épouvantables chevauchant, piétinant, torturant ou sacrifiant le dieu, quoique celui-ci soit souvent couché avec une expression d’abandon béatifique sur le visage. Mais ce sont là, en termes alchimiques, des « moments de l’oeuvre » et l’on devrait se garder d’absolutiser de tels symboles qui ne peuvent être pleinement compris que dans leur contexte et leur climat initiatiques. Tout cela n’a jamais été fait pour plaire artistiquement ni, soit dit en passant, pour être exposé dans les musées.
 Nous touchons là au domaine des moyens (upâya). Certes celui-ci ne s’est pas limité aux pratiques sexuelles mais il est incontestable que le maithuna – associé à la consommation rituelle d’alcool, de viande et autres substances prohibées par l’orthodoxie védique – a joué un rôle décisif aussi bien du côté hindou que bouddhiste. Ce sont aussi ces techniques – pourtant sacralisées et maîtrisées – qui ont provoqué le plus d’incompréhension et de scandale parmi les brahmanes et les lamas bien-pensants (sans parler des missionnaires chrétiens qui y virent la marque du diable) mais il ne faudrait rien exagérer. Vécue dans des cercles initiatiques très fermés – où l’on était admis selon des critères rigoureux, après mise à l’épreuve -, cette forme de tantrisme n’a jamais menacé sérieusement l’ordre établi. Il faut être à ce propos très clair, réagir avec la même fermeté contre ceux qui voudraient réduire tout le Tantra à ces disciplines et ceux qui, par un excès contraire, voudraient les éliminer de la tradition, dont elles représenteraient, selon eux, une déviation ou une application aberrante. Ces derniers, notamment, raisonnent comme s’il existait d’un côté un « tantrisme propre » qu’ils appellent de la « Main droite » et qui, tout au plus, tolérerait dans sa pratique rituelle des substituts « idéaux » de la viande, de l’alcool et de la femme ; et de l’autre côté un « tantrisme sale », corrompu, détourné qui serait celui de la « Main gauche » (vâmamârga, vâma désignant le côté gauche, féminin de l’Androgyne divin). Or un tel clivage est contraire aussi bien à la vérité historique que métaphysique du tantrisme. La voie de la « Main gauche », rattachée au shivaïsme et au shâktisme les plus anciens, est parfaitement traditionnelle et légitime en elle-même  , et c’est plutôt la voie de la « Main droite » (vishnouïte) qui en constitue une version brahmanisée, édulcorée et, en quelque sorte, exotérique. Là où beaucoup veulent voir une épuration et un progrès, nous remarquons pour notre part un effritement, un appauvrissement, une perte de sens, d’audace et même de cohérence. La grande idée des tantras en effet est d’utiliser tout ce qui se trouve dans le monde comme moyen de réalisation spirituelle. Exclure certaines formes sous prétexte qu’elles sont « impures » - elles peuvent être dangereuses ou sans intérêt mais c’est une autre question – prouve à coup sûr que l’on est encore bien englué dans la dualité. En revanche, ce que l’on doit relever, c’est que ces disciplines non conventionnelles, transgressives ne peuvent être pratiquées par tout le monde (pas plus aujourd’hui qu’hier). En Inde elles furent toujours réservées à des « héros » (vîra) au cœur pur et intrépide ; au Tibet la « voie des sens » fait partie de l’anuttara-yoga, c’est-à-dire du yoga le plus élevé et le plus difficile.
 Cette dernière remarque nous conduit tout naturellement à évoquer l’autre grand « moyen » (upâya) de réalisation tantrique qu’est le yoga. Assurément il existe des yogas non tantriques : le râja-yoga de Patañjali, le jñâna-yoga de Shankara, le karma-yoga enseigné par la Bhagavad-gîtâ ou le bhakti-yoga des maîtres vishnouïtes (encore que certains éléments érotico-initiatiques se soient glissés dans le culte de Krishna et de Râdhâ). Mais sont spécifiquement tantriques le mantra-yoga (l’art des incantations aussi vivace en Inde qu’au Tibet où l’appellation Mantrayâna remplace parfois Vajrayâna), le hatha-yoga ou « yoga de la force » et le laya-yoga, « yoga de la dissolution », aussi nommé kundalinî-yoga quand on songe au réveil de la « Femme intérieure » et à son ascension, depuis le sacrum jusqu’à la fontanelle, vers la Conscience shivaïque. Hatha-yoga et kundalinî-yoga sont d’ailleurs intimement solidaires : le premier, en principe, doit amener au second (qui, lui, cependant, n’a pas forcément besoin de toutes les disciplines hatha-yogiques préparatoires). Voie « violente », très liée à l’alchimie et à la magie, le hatha remonte à Gorakshanâtha et Matsyendranâtha (VIIe s. ?), deux des 84 siddha ou sages et thaumaturges « parfaits » (et « parfaites » car la tradition compte des femmes) dont la légende flamboyante court tout l’Himâlaya et qui paraissent justement à la jonction des deux tantrismes, le shivaïte et le bouddhiste. La lignée qu’ils ont fondée, celle des Kânphata-yogin ou « oreilles fendues », subsiste toujours dans le nord de l’Inde et au Népal mais elle n’a plus la vitalité d’antan. Intégralement enseigné – ce qui est bien rare -, le hatha suppose une connaissance, non pas seulement théorique, mais directe, vivante du corps d’énergie avec ses « roues » (cakra), ses « flux » (nâdî) et ses « vents » (vâyu ou prâna). C’est un « signe des temps » que cette science, secrète entre toutes, se soit tant vulgarisée et « empâtée » à une époque récente. Il a existé aussi, notamment au Cachemire, des formes raffinées de hatha où les postures et les mouvements étaient intensément visualisés avant d’être exécutés corporellement (et il n’était pas toujours nécessaire qu’ils le fussent car la réalisation subtile est plus puissante et porte ses propres fruits), - et cela au moyen d’une faculté évocatoire et imaginative (au sens créatif) que les Hindous appellent bhâvanâ et qui est capable de produire des effets tout à fait « objectifs » ; se transmettaient encore d’autres techniques où la « vacuité » était expérimentée dans le corps même, par une fusion de la sensation tactile dans l’espace. Mais les finesses et même l’esprit de cet art paraissent quasiment perdus. L’homme moderne est devenu soit beaucoup trop matérialiste, soit psychiquement trop vulnérable (et parfois les deux) pour pouvoir naviguer avec adresse et en toute sûreté dans des réalités aussi fluides qui relèvent de la « Claire Lumière ». D’un côté, il réclame des explications « scientifiques » à tout ; de l’autre, lorsqu’on lui parle de prolongements subtils du corps, il traduit « dédoublement », « sortie en astral » et autres coquecigrues. Le plus souvent pourtant, ce qui se présente aujourd’hui sous le label hatha-yoga reste cantonné dans un domaine raisonnable et concret, plus « horizontal » que « vertical ». C’est une discipline psychosomatique, plus ou moins douce ou rigide, qui peut certes avoir son efficacité pour équilibrer un individu mais est bien incapable d’emporter celui-ci au-delà de ses limites. On « fait du yoga » - cette expression est significative – soit pour apaiser son stress, soit pour améliorer sa santé, bref (un peu comme quand on suit une psychanalyse) pour mieux fonctionner dans la vie personnelle et sociale, - très rarement pour chercher la Libération ou l’Eveil, notions qui n’ont de sens que si l’on se sent sincèrement asservi ou endormi.
 Pour le shivaïsme tantrique du Cachemire, un tel yoga – s’il avait été connu - aurait au mieux relevé de la « voie inférieure » ou « voie de l’individu » (ânavopâya, aussi appelée « voie de l’homme », naropâya, ou « voie de l’action », kriyopâya). Cet upâya inclut en fait tout ce qui nécessite un appui, un support pour la concentration ou pour le rituel : mantra que l’on récite, objet ou image que l’on fixe du regard ; ou bien odeur, saveur, contact ; respiration que l’on observe. Par ces méthodes, souvent recommandées au début d’une ascèse, on reste toujours dans une relation de sujet à objet, et c’est leur faiblesse. Si la pratique ne s’accompagne pas d’un discernement très profond, on risque de demeurer éternellement « collé » à l’objet et, qui plus est, d’y prendre goût. Même à un stade avancé, les tenants de cette voie gardent une vision dualiste des choses (ce qui n’empêche pas nombre d’entre eux de se proclamer, prétentieusement ou naïvement, « non-dualistes »). Ils développent avec assiduité leur personne mais n’en sortent jamais ; ils se fabriquent une chaîne dorée mais c’est toujours une chaîne.
 Au-dessus de la « voie de l’individu » se situe la « voie de l’énergie » (shâktopâya), également nommée jñânopâya, « voie de la connaissance » (c’est dire que dans le tantrisme la connaissance est quelque chose d’actif, non pas une simple lumière mais un feu). Cette voie implique pensée délibérée, déterminée (vikalpa), effort, et couvre tout le yoga mental (répétition silencieuse d’un mantra, concentration sur l’identité du soi individuel et du Soi universel, méditation ferme sur le Centre). Fait partie de ce chemin la technique typiquement tantrique des « intervalles » : il faut porter son attention sur le vide interstitiel qui sépare deux souffles consécutifs, ou bien deux pensées, deux émotions, deux objets matériels, deux mouvements, deux pas, deux états de conscience (veille et rêve, sommeil et réveil, etc.). Par cet entraînement contemplatif la vacuité, d’abord perçue comme un simple repos entre deux activités, une « absence », sera réalisée comme le support véritable et permanent de tout dynamisme, l’écran vierge et stable sur lequel se déroule tout le film de la vie.
 Supérieure encore à cette voie – mais rien n’interdit de passer graduellement ou subitement de l’une à l’autre – rayonne shâmbhavopâya, qu’on pourrait définir comme le « yoga spirituel » (par opposition au « yoga physique » et au « yoga mental » des deux degrés précédents). Certains textes précisent qu’il mobilise une pensée non discursive, automatique et spontanée (nirvikalpa). Mais il s’agit en fait d’un état exempt de pensée : demeurer dans la Réalité sans penser à rien. Alors que les autres voies étaient caractérisées par l’action et par la connaissance (objective), celle-ci s’épanouit sous le signe de la volonté pure (iccha), un vouloir absolu, non égotique, issu directement de la Shakti (c’est Elle qui Se veut en nous). Le yogin voit l’univers entier à l’intérieur de soi-même, comme le reflet ou la projection de sa propre conscience, de sa « shivaïté » : tout ceci (le monde objectif) a jailli de Moi, est reflété en Moi, n’est pas différent de Moi. A ce stade, la présence active d’un Maître est presque indispensable car un vertige métaphysique peut emporter l’adepte s’il subsiste en lui ne fût-ce qu’une trace d’ego : on ne peut dire « Je suis Shiva » (Shivo’ham) que quand il n’y a plus de « moi » pour le dire. La pratique sexuelle kaula (kaula sâdhana), dont nous avons dit quelques mots plus haut, participe aussi de cette voie, bien qu’elle n’en soit pas une composante obligatoire. L’homme et la femme initiés qui s’unissent ne sont plus alors deux individus mais Shiva et Shakti.
 Enfin, transcendant ces trois upâya, est anupâya (littéralement « pas de moyens » ou « très peu de moyens », isat upâya, le négatif en sanskrit pouvant être utilisé pour exprimer « le peu » ou alpa). Cette « non-méthode », cette « non-voie » équivaut à une détente totale dans le Soi, un repos absolu dans l’Etre (âtma-vishrânti) et on ne l’atteint qu’après un très haut degré de purification, mais – et c’est là le paradoxe que l’on retrouve dans le taoïsme et le ch’an – sans effort, spontanément. Tandis que les trois voies précédentes étaient progressives et indirectes, celle-ci est abrupte et immédiate. Tout ce qui s’y accomplit est à la fois vrai (satyam), bon (shivam) et beau (sundaram). Selon les mots d’Abhinavagupta (Anuttarâshtikâ 1) : « Ici on ne va nulle part, on n’exerce aucune technique, ni concentration, ni méditation, ni récitation (de mantras), on ne pratique rien, on ne fait pas d’effort, rien. Alors qu’y a-t-il réellement à faire ? Seulement ceci: n’abandonne rien, ne saisis rien, sois en toi-même et jouis de chaque chose telle qu’elle est  . » Il ne s’agit pourtant pas d’un quiétisme mystique car, s’il est vrai qu’on n’a plus rien à faire (« rien de spécial », dirait le zen), rien non plus n’empêche de faire ce que l’on veut, sans limite aucune. C’est la voie de la béatitude libre (ânandopâya), le lieu ineffable et l’instant éternel où moksha (Libération) et bhoga (jouissance sensorielle), non seulement cessent de s’opposer, mais ne se distinguent plus du tout. C’est pourquoi les shivaïtes appellent cette félicité indescriptible Pûrnatva, « Plénitude intégrale », et ils l’estiment supérieure tant au nirvâna des bouddhistes qu’au samâdhi suprême de Shankara ou de Patañjali, car elle seule comble à jamais le fossé entre la Conscience et le Monde, l’Etre et le Mouvant, le Sujet et l’Objet, - sans renoncer à rien. Alors que dans les autres doctrines l’individualité est laminée, effacée, sacrifiée, tenue pour irréelle, vide, rejeton de l’illusion et de l’ignorance, dans le tantrisme shivaïte elle se voit réintégrée dans le Divin, elle devient une expression, une énergie, un masque et un visage étincelant du Divin  . Si incroyable est cette coïncidence qu’elle stupéfie l’entendement et provoque l’émerveillement (camatkâra).
 C’est encore à l’un des 84 siddha, l’Indien Naropa, que l’on doit les six pratiques de yoga réservées, au Tibet, à des yogin de haut vol, soit moines rattachés à l’école Kagyüpa, soit tog den indépendants, certains chastes, certains mariés, souvent reconnaissables à leurs longs cheveux tressés de laine et roulés en chignon. Ces méthodes appartiennent à la « voie de la forme », par opposition à la « voie sans forme » (Mahâmudrâ et yoga de la « Grande Libération ») dont nous ne dirons rien ici. Même en ce qui concerne les six enseignements de Naropa, nous ne pouvons songer à les décrire dans leur détail technique (qui relève de la transmission secrète), mais quelques indications permettront de voir combien ils sont en cohérence avec les upâya shivaïtes et shâktas.
1.Le gtum mo (« feu intérieur ») représente à la fois un prolongement des antiques techniques d’échauffement ascétique (tapas védique, transes chamaniques) et une adaptation du système, plus élaboré et savant, du kundalinî-yoga hindou. Tandis que les shivaïtes du Cachemire reconnaissaient cinq cakra principaux – et d’autres écoles tantriques indiennes six, sept ou davantage -, les Tibétains n’ont retenu que quatre centres énergétiques dont chacun, selon Naropa, « est en forme de parasol ou comme la roue d’un char » (l’image hindoue du lotus est plus rare ; de même le symbole du Serpent pour désigner le feu de base n’a pas séduit les Tibétains). Ces quatre « roues » (ombilic, cœur, gorge, tête) sont mises en correspondance avec les quatre corps du Buddha : nirmânakâya, (corps artificiel ou apparent), dharmakâya (corps de la Loi), sambhogakâya (corps de jouissance, corps « glorieux » des visions suprasensibles) et sahajakâya (corps inné, dit aussi mahâsukha-kâya, « corps de volupté suprême »). La visualisation des trois principales nâdî (tib. rtsa) et l’activation « colorée » des flux énergétiques atteignent une intensité extrême, le courant de gauche, « lunaire » des Hindous (idâ, candra) étant assimilé par les vajrayânistes à prajñâ, la Sapience (on l’appelle en « langage crépusculaire » sanskrit lalanâ, « femme dissolue », et en tibétain brkyam ma), et le courant de droite, « solaire » (pingalâ, sûrya) étant identifié à upâya, la Méthode (sk. rasanâ, « langue », tib. ro ma) ; quant au canal médian du corps subtil (la sushumnâ hindouiste), on l’homologue au Vide (shûnya) qui transcende prajñâ et upâya (on l’appelle encore avadhûtî, « ascète féminine » - tib. kun dar ma ou dbus ma) – ou Nairatmyâ, « Impersonnalité », compagne divine de Hevajra). Il existe donc une incontestable ressemblance entre les deux schémas mais ils ne sont pas superposables, notamment au niveau cosmologique.
2. Le yoga du corps illusoire (gyu lü) a pour but de faire reconnaître à l’adepte la nature irréelle de son propre corps et de tous les objets de l’univers. A cet effet on recommande tout particulièrement la contemplation du miroir. On a vu que pour les shivaïtes du Cachemire toute chose existe dans le miroir de la Conscience divine ; le réfléchi (Shiva) et le reflet (le monde) sont un ; le miroir, qui symbolise l’absolue liberté de la Volonté divine (svâtantrya), n’est rien d’autre en fait que la Conscience divine elle-même. Comme les bouddhistes, pour leur part, ne croient pas à la « réalité » du monde, le miroir est plutôt utilisé par eux pour en démontrer le caractère illusoire. En premier lieu, le yogin contemple sa propre image dans un miroir, s’interrogeant sur la « réalité » non seulement du reflet mais de l’objet reflété. Ensuite il s’efforce de voir l’image comme si elle se trouvait entre lui-même et le miroir, et ainsi la différence entre le spectateur et l’image est-elle abolie en un acte de sensation pure. L’adepte continue de la fixer longuement et selon divers points de vue, jusqu’à ce qu’il cesse de la juger source d’admiration ou de blâme, de plaisir ou de souffrance, de bonne ou mauvaise renommée. Il comprend qu’il n’est en aucune façon différent de la forme réfléchie, que celle-ci et lui-même sont toutes deux également semblables à un mirage, à des nuages errants, au reflet de la lune dans l’eau, aux fantasmes du rêve, etc. Pour la suite de l’exercice, il utilise l’image de Vajrasattva (un des cinq Jinas ou aspects de la Sagesse-de-Buddha) ou bien de telle ou telle divinité d’élection (sk. ishtadevatâ, tib. yi dam), toujours reflétée dans le miroir. Il médite sur elle jusqu’à ce qu’elle s’anime ; puis il oblige ce reflet vivifié, devenu si substantiel qu’il pourrait le toucher, à se tenir entre lui et le miroir. Il réalise alors la fusion de son propre corps avec celui de la déité, ce qui a pour résultat de faire reconnaître que tous les phénomènes, sans exception, sont les jeux ou les émanations du yi dam, c’est-à-dire, en dernière analyse, de la vacuité. Dirigeant son regard vers le ciel, le yogin fait pénétrer son énergie vitale dans le « canal médian » et saisit intuitivement que même les signes lui annonçant l’unification et l’épanouissement de cette énergie (corps célestes éblouissants, apparition du Buddha), que toutes ces épiphanies merveilleuses sont elles aussi pareilles à un mirage, à des nuages errants, etc. Finalement, renonçant à discriminer entre le mouvant (samsâra) et l’immuable (nirvâna), reconnaissant leur unité non conceptuelle, il atteint l’état suprême.
3. Le yoga du rêve (mi lam). Par cette technique on apprend à entrer à volonté dans l’état de rêve et à revenir du rêve à la veille sans jamais cesser d’être conscient. C’est d’abord une façon de vérifier que ces deux états sont identiquement dépourvus de réalité objective. C’est ensuite un art d’apprendre à « mourir » chaque nuit et à renaître sans perte de mémoire (ce qui constitue un entraînement à la traversée du Bardo). Par une pratique assidue, le yogin devient capable d’intervenir dans son rêve : il peut se changer en minéral, en végétal, en animal, en mendiant, en roi ; il peut affronter des adversaires, piétiner les flammes qui menacent de le consumer, marcher sur l’eau qui veut le noyer ; il peut visiter des paradis ou des enfers, se mouvoir librement dans l’espace, transformer à son gré la matière onirique, rapetissant ce qui est grand, agrandissant ce qui est menu, multipliant ce qui est unique, etc. On demandera : quel est l’intérêt de tout cela ? C’est un moyen direct et efficace de se rendre compte que toute forme n’est que manifestation mentale, « idée » en mouvement. Ce peut être aussi une occasion de brûler certains résidus karmiques, d’accélérer, de neutraliser ou de déjouer certaines forces du destin. Néanmoins la déviation magique est possible : si le rêveur n’a pas le cœur purifié, il peut être tenté de se servir de cette lucidité merveilleuse et de cette liberté illimitée d’action pour assouvir ses désirs secrets. Aussi ce yoga ne doit-il être dévoilé qu’à des disciples éprouvés. On le trouve évoqué, non seulement dans l’enseignement tantrique du Tibet, mais dans certains tantras shivaïtes comme le Vijñâna-Bhairava (55) : « Si l’on médite sur l’énergie (du souffle) grasse et très faible dans le domaine du dvâdashânta (le sommet du cerveau) et que (au moment de s’endormir) on pénètre dans son (propre) cœur, en méditant (ainsi) on obtiendra la maîtrise des rêves. » (Trad. Lilian Silburn.)
4. Le yoga de la « Claire Lumière » (o sel). Il est dit que, peu après la mort physique, chacun est confronté à la « Claire Lumière » du Vide. Seul l’adepte qui en a déjà eu une intuition ou une « prévision » très forte lors de son existence est à même de l’identifier et, par cette reconnaissance immédiate, d’obtenir la Libération, tandis que les êtres moins mûrs, ne pouvant supporter son éclat, la fuient et doivent alors inévitablement revenir au monde des formes divines ou démoniaques, subtiles ou grossières, humaines ou sub-humaines. Il est donc du plus grand intérêt d’apprendre à contempler cette « Claire Lumière » dès cette vie-ci. Un des moyens privilégiés est la prise de conscience des « intervalles » (nous retrouvons ici très directement le yoga du Cachemire). Entre la cessation d’une pensée et l’apparition de la suivante brille la « Claire Lumière Mère ». Lorsque prennent fin la réflexion, l’analyse, la méditation, l’imagination passive, toutes ces « maladies de l’esprit », alors ce dernier retourne à son état naturel de vacuité et jaillit la « Claire Lumière Fille ». La fusion des deux Lumières peut aussi se produire dans le moment qui sépare l’état de veille de l’état de sommeil, à condition bien sûr que l’endormissement soit totalement lucide. Dans le sommeil profond la « Mère » peut se manifester. Entre sommeil et réveil, si la conscience est active, « Mère » et « Fille » fusionneront (« Claire Lumière Résultante »). L’illumination n’est donc point liée au seul état vigile (et d’ailleurs, si elle l’était, elle dépendrait de quelque chose et ne serait plus libre et absolue).
5. Le yoga du Bardo (Bar do : « entre les deux »). C’est un sujet « à la mode » et sur lequel nous ne nous étendrons pas, le Bardo thödol étant devenu un best seller de l’édition occidentale. On pourrait se demander du reste pourquoi en Inde il n’existe pas d’ouvrage équivalent au « Livre des morts » tibétain. Ce n’est pas que, au niveau populaire, la croyance en la « réincarnation » soit moins prégnante, moins obsessionnelle en milieu hindouiste qu’en milieu bouddhiste. C’est plutôt, nous semble-t-il, que, la « compassion » étant moins valorisée et l’idéal bodhisattvique de sauver tous les êtres apparaissant, dans l’optique vedântine, comme une « illusion » de plus, gurus et brahmanes n’ont pas le même souci que les lamas tibétains de guider les âmes dans les états posthumes. Toutefois ce n’est pas à dire qu’une telle science soit inconnue. Mais elle est moins codifiée, ressortit davantage à la tradition orale et il faudrait aller la chercher auprès de sectes très spécifiques et très redoutées, comme les Kâpâlikas (s’il en reste) et les Aghorîs
6. Le yoga du transfert de conscience (pho wa ou ap’o ba) peut se définir comme la capacité de faire passer volontairement sa conscience individuelle, n’importe où, à n’importe quel moment, dans le corps d’un autre être, humain ou non humain. Le même pouvoir permet aux maîtres de guider, dans les états post mortem que nous évoquions plus haut, l’âme des non-initiés pour les aider à obtenir une renaissance favorable. A leur propre mort, ces yogins transfèrent leur conscience, par une ouverture correspondant à la fontanelle (« ouverture du Brahman » chez les Hindous) dans l’état suprême (disons mieux le « non-état ») où l’on est délivré du samsâra. Ces divers exemples prouvent assez qu’un « pouvoir» n’est rien en lui-même, tout dépend de son orientation. Ainsi connaît-on en Inde un rite effrayant où le yogin, assis sur un cadavre (shavâsana) lui insuffle sa force vitale afin de le ranimer momentanément et de l’interroger dans un but de divination ou de magie noire (plus rarement dans un but authentiquement spirituel) : c’est pourtant là une application du même pouvoir que nous venons de mentionner, - mais dans un sens « sinistre » qu’il serait bien malaisé de justifier.

 Nous n’avons voulu en cet article que rappeler quelques aspects du sâdhana tantrique, sans chercher à être exhaustif ni trop technique. Resterait, entre autres, à examiner le champ immense des passions et des désirs que le tantrisme a pour objet de transmuter, de même que les innombrables et très banales situations de la vie quotidienne qu’il prend comme supports de réalisation. Cela aurait évidemment pour avantage de ramener le tantrisme un peu « sur terre », après des aperçus qui ont pu paraître trop fantastiques ou folkloriques au lecteur. Mais présenter la tradition dans son caractère abrupt peut avoir une valeur d’épreuve et l’on ne saurait jamais trop répéter que cette voie n’est destinée ni aux purs intellectuels (bien qu’elle s’appuie sur la métaphysique la plus haute) ni aux esprits trop timides ou sentimentaux (bien qu’elle parle au cœur et n’exclue pas la ferveur) .
 Nous dirons pour finir que cette comparaison, nécessairement schématique, que nous avons tenté d’établir entre tantrisme hindou (shivaïte surtout) et tantrisme bouddhique ne visait nullement à suggérer ou à démontrer une « supériorité » intrinsèque de l’un sur l’autre. Ce qui nous paraît peu contestable, c’est que quiconque veut étudier sérieusement le tantrisme a intérêt à se référer à ses formes hindoues, plus anciennes selon nous et plus complètes, ce qui ne veut pas forcément dire plus efficaces ou plus profondes. En ce qui concerne la réalisation tantrique, elle reste affaire de rencontre, d’initiation (souvent loin des stéréotypes associés à ce mot), de l’affinité mystérieuse entre un vrai disciple et un vrai Maître (l’un étant aussi rare que l’autre), entre une forme traditionnelle et un tempérament. Quoiqu’une telle adéquation soit devenue plus difficile que jamais, nous pensons qu’elle n’est pas tout à fait encore impossible et que la « voie des héros » n’est point fermée.
 
Pierre FEUGA